Youssef Cassis et Eric Bussière (dir.), London and Paris as international financial centres in the twentieth century, Oxford University Press, 2005, 367p.

 

Compte-rendu pour Annales. Histoire, sciences sociales par Pierre-Cyrille Hautcoeur

 

Cet ouvrage est le résultat de la troisième conférence anglo-française d’histoire des entreprises, tenue à la London School of Economics en avril 2001. Il comporte une quinzaine d’articles organisée en cinq parties chronologiques (à l’exception d’une première partie présentant des perspectives de long terme à laquelle on peut rattacher l’introduction de Y. Cassis). Les articles couvrent bien l’ensemble de la période, même si la période de repli national des places financières (1914-1960) est un peu négligée, alors même que l’analyse des processus alors à l’œuvre tant au niveau macro (économique et politique) que micro (organisationnels) serait cruciale pour la compréhension de la renaissance des marchés dans la période postérieure. Les articles sont dans l’ensemble bien centrés sur la dimension internationale des places financières londonienne et parisienne, qui sont chacune alternativement au centre d’un article, ce qui crée un phénomène d’écho plaisant (quoique parfois un peu artificiel). Alternent aussi, de manière plus aléatoire, les articles de synthèse et ceux qui se focalisent sur des questions plus précises et analysent en détail (de manière quantitative ou qualitative) de nouvelles sources. L’ouvrage bénéficie de nombreux tableaux et graphiques (très inégalement répartis entre les chapitres) et d’un index détaillé de plus de 40 pages.

L’ouvrage témoigne des similarités mais aussi des différences entre les thèmes étudiés pour des époques et des places financières différentes. Ainsi, la deuxième partie intitulée « Golden Age » (sur les années 1890-1914), s’ouvre sur le thème de l’impérialisme. L’article de Niall Ferguson suggère que l'impérialisme britannique eut un rôle dans le comportement des financiers plus important qu'il n'est aujourd'hui généralement accepté. Les prêts britanniques privilégiaient les colonies, en particulier en termes de taux d'intérêt. La comparaison détaillée des prises de contrôle des finances égyptiennes et ottomanes, qui ne s'accompagnèrent d'un véritable contrôle politique que dans le premier cas, montre l'impact financier de la colonisation: en Egypte, la Grande-Bretagne imposa la hausse des impôts, la réduction de la dette, et obtint une rapide réduction des taux d'intérêt, toutes caractéristiques impossibles à obtenir dans l'Empire ottoman. Plus généralement, les colonies offraient aux Britanniques des rendements ex-post plus élevés du fait de l'absence de défauts, ce qui conduisit à un accroissement de leur part dans les prêts à l'étranger après 1918.

Dans l’article suivant, Marc Flandreau et François Galice étudient les Grands Livres de Paribas pour comprendre à partir d’un exemple particulier les mécanismes des relations monétaires internationales entre 1885 et 1914, dans la lignée des questions macroéconomiques soulevées par Bloomfield voici quarante ans. Leur source montre la forte croissance des dépôts étrangers et à l'étranger comme des prêts à court terme. Ils suggèrent que les pays « centre » (Angleterre, mais aussi France, Allemagne et Etats-Unis) pouvaient emprunter (en recevant des dépôts) dans leur propre monnaie, ce qui était impossible aux pays périphériques. Ils spéculent sur un mécanisme d'ajustement dans lequel les banques londoniennes auraient servi de réserve de liquidité aux détenteurs de balance sterling, conduisant en cas de manque de liquidité à un ajustement par les banques centrales (en particulier la Banque de France).

Malheureusement, les parties suivantes manquent de réflexions comparables sur les conséquences sur les pays emprunteurs de la centralisation des pouvoirs de décision à Londres (et à New-York) depuis les années 1960, sur les liens entre ces décisions et certaines formes de néocolonialisme, et sur les conséquences en termes de stabilité monétaire et financière des rapports centre-périphérie.

L’ouvrage est dominé par l’histoire des banques, qui jouent naturellement un rôle central dans les grandes places financières. Youssef Cassis offre ainsi un panorama rapide du système bancaire londonien avant 1914. Il en décrit la spécialisation et les formes de renouvellement, dominées par la montée en puissance des sociétés par actions au sein des clearing banks grâce à des fusions. Il évalue la concurrence dans chaque groupe et entre groupes, insistant principalement sur l'impact de la politique de diversification des clearing banks, mais aussi sur le poids, déjà, des banques étrangères dans les activités internationales (en premier lieu les acceptations). Hubert Bonin présente une synthèse de l'évolution du marché parisien entre 1914 et 1958 du point de vue de la compétitivité internationale des firmes bancaires et financières françaises, en particulier de leurs efforts d'expansion internationale comme de leur résistance à l'entrée de concurrents étrangers sur le marché français. Mae Baker et Michael Collins analysent la renaissance de Londres après 1950 à partir de l’implantation des banques étrangères dans la City, en la reliant en premier lieu au caractère libéral de la législation anglaise, surtout concernant l’activité internationale des banques. Ils montrent que ces banques ont joué un rôle central et tiré un grand bénéfice du marché interbancaire, du marché des changes et des euro-marchés naissants.

Les marchés boursiers sont moins directement analysés et comparés. L’organisation boursière n’est pas évoquée, ni ses acteurs spécifiques : brokers, jobbers, agents de change ou coulissiers. Les grands investisseurs (compagnies d’assurance-vie hier, fonds de placement aujourd’hui) ne sont presque pas évoqués, alors que la centralisation de leur activité contribue certainement au pouvoir des places financières parisienne et surtout londonienne, où ils ne sont pas des acteurs marginaux. Néanmoins, les marchés financiers sont bien présents, et le livre contribue à une meilleure compréhension de leur fonctionnement. C’est le cas en particulier du chapitre de Samir Saul qui étudie de manière détaillée la formation des syndicats d'émission de titres étrangers en France entre 1890 et 1914. Il montre le poids dominant des banques françaises par actions, la stabilité des alliances qui les lient (banques d'affaires et banques de dépôts en particulier), et la quasi-absence, sauf intervention politique, de banques étrangères dans ces opérations, tous signes d'une place financière dominante. Les marchés financiers sont aussi étudiés dans les articles d’Olivier Feiertag ou d’Eric Bussière, même si leurs enjeux sont principalement ailleurs.

  <>Si l’Etat n’apparaît pas au premier rang des acteurs de cette histoire, il est néanmoins loin d’être absent. Catherine Schenk ouvre la partie IV  par un article évaluant l'impact (en général favorable) sur Londres des régulations financières décidées dans les principaux pays pour limiter l'instabilité monétaire internationale de 1958 à 1980. Elle examine successivement dans cette perspective les innovations financières de la période, les transformations du contrôle des changes, les changements dans l'attitude envers les changes flexibles et les mesures prudentielles. Les régulations étatiques jouent également un rôle significatif dans l’article de Baker et Collins déjà cité. Mais ce sont, sans surprise, les articles sur la France qui donnent lieu à un débat sur cette question.

Olivier Feiertag étudie la faible - mais par moments non négligeable - activité internationale de la bourse de Paris entre 1950 et 1980, et montre à partir de diverses archives qu'elle résulte d'une volonté commune des agents privés (surtout les banques) et publics (le Trésor) d'éviter la concurrence internationale, et de leur foi commune dans la quasi-autarcie financière nationale. A l’opposé, Eric Bussière examine à partir des archives du Crédit lyonnais et de Paribas le rapide développement de leur activité d’émission de titres internationaux dans les années 1960. Il montre l’hésitation de ces banques entre une stratégie de « grand large » et une stratégie d’alliance continentale, et comment cette dernière fut freinée par les restrictions imposées par le gouvernement français à des émissions étrangères en France. Il conclut sur le rôle de cette activité internationale dans la réintroduction de la concurrence et de l’innovation dans le système financier français.

Quelques articles, enfin, parviennent à synthétiser les transformations majeures d’une place. C’est en particulier le cas de celui de Philip Cottrell, qui ouvre la troisième partie (sur le repli régional) par une présentation dense et synthétique du rôle de place financière internationale de Londres de 1914 à 1958. Il insiste d'abord sur les multiples impacts de la première guerre mondiale; il soutient que les banques britanniques retrouvèrent rapidement une position internationale dominante malgré la montée en force américaine, les erreurs stratégiques en Europe centrale et les restrictions mises par la Banque d'Angleterre aux exportations de capitaux. Il affirme donc que c'est la crise de liquidité de 1931 - décrite en détail dans sa dimension internationale - qui constitue le véritable pivot de la période, quand la politique britannique se centra sur le pays tandis que l'économie mondiale se fragmentait. Il décrit ensuite plus rapidement le long hiver puis le début du redémarrage de la City dans les années 1950.

Il est significatif qu’alors même que l’Etat britannique intervint également fortement dans l’activité financière (nationale) jusqu’aux années 1970, aucun spécialiste de la place de Londres n’utilise la distinction hicksienne entre "overdraft economy" et "financial market economy" à laquelle se réfère André Straus (comme plus haut O. Feiertag) pour proposer dans le dernier chapitre une chronologie d'ensemble de l'histoire du marché parisien et une réflexion sur son avenir dans la perspective de l'intégration européenne. Si cet effort d’introduction d’une réflexion principalement macroéconomique est bienvenu dans un ouvrage peu porté sur cette dimension, il reste trop isolé et rapide pour fournir le rééquilibrage nécessaire.

  <>Riche de perspectives d’ensemble comme d’analyses détaillées, cet ouvrage reste néanmoins restreint dans ses thèmes d’intérêt comme dans ses méthodes. La mise à l’écart de la plupart des questions macroéconomiques, mais aussi de l’inscription sociale et spatiale comme de la plupart des dimensions politiques des places financières, conduit à un ouvrage homogène, richement informé d’archives bancaires, mais qui laisse d’amples espaces à de nouvelles recherches.