Se plaçant au lendemain de la crise de 2008 qu'il
considère
– début 2010 – comme essentiellement
achevée, Youssef Cassis,
Professeur d'histoire économique à l'Institut
universitaire européen de
Florence et l'un des meilleurs connaisseurs de l'histoire
financière
contemporaine, s'interroge sur les opportunités qu'ont pu
offrir les grandes crises qu'a
connues la finance internationale depuis la fin du xixe siècle
pour la réorganisation ou la régulation des
systèmes financiers.
Le livre comporte
– outre une présentation historique de la
banque Pache qui l'a subventionné, écrite par son
directeur – une
introduction et sept chapitres. Les deux premiers
présentent les crises étudiées. Les cinq
suivants abordent
chacun une question : la taille,
la concentration et la performance des banques ; la gouvernance
bancaire ; la régulation ; la
coopération internationale ; les changements dans
l'équilibre des pouvoirs au sein de la finance mondiale.
Les deux premiers
chapitres racontent brièvement les huit crises
considérées par l'auteur comme systémiques
à
l'échelle mondiale, à savoir la crise de la banque
d'affaires londonienne
Baring en 1891, la crise bancaire américaine de 1907, la
crise financière de
l'été 1914, les crises bancaires de s
nouveaux produits, l'abus de leur usage puis la
méfiance à leur égard et enfin la
radicalisation
plus ou moins rapide de la crise internationale.
La perspective
systémique adoptée par l’auteur justifie
néanmoins de les étudier de manière
séparée et approfondie.
Le troisième chapitre porte sur la manière dont les banques ont traversé ces crises. Les pouvoirs publics ont-ils sauvé les grandes banques considérées comme « trop grosses pour faire faillite » (« too big to fail ») ? Les crises ont-elles été suivies de vagues de consolidations bancaires ? Les banques ont-elles rapidement surmonté les crises ? L'auteur montre que très peu de banques importantes ont été libres de faire faillite, et ce depuis la fin du xixe siècle : les victimes réelles des grandes secousses financières ont été bien plus souvent les petites banques, spécialement durant la dépression des années 1930. Après les crises, les consolidations ont été fréquentes ; peut-on pour autant considérer qu’elles en sont le résultat ?
Le quatrième
chapitre porte sur la gouvernance bancaire : dans quelle
mesure les banques ont-elle été
considérées comme responsables des crises (et
sanctionnées) ? Les crises
ont-elles affectées leur gouvernance ?
L'auteur suggère que si la
vindicte de l'opinion fut variable (et surtout propre
aux États-Unis), les sanctions
– privées et publiques – furent longtemps
beaucoup plus fortes que
durant la crise actuelle. La séparation de la
propriété du capital bancaire et du
pouvoir de contrôle a progressé avec
le temps dans la banque, comme dans les autres
activités quoique plus lentement ; surtout, les
rémunérations très élevées
des
dirigeants atteintes à la fin du xxe siècle
ne
sont plus la contrepartie des obligations de
fidélité et des risques
qu'encouraient les banquiers privés d'avant-guerre.
Le cinquième
chapitre porte sur la régulation. Il examine d'abord dans
quelle mesure les
crises furent considérées comme proprement
financières, et
comme justifiant une régulation publique. Le
changement majeur à cet égard a eu lieu dans les
années 1930 : auparavant les
crises étaient sont considérées
comme
des accidents individuels que l'action publique pouvait traiter,
mais non prévenir. Trois grands
groupes d'innovations financières sont examinés
comme causes potentielles des
crises : les investment trusts
anglais dans les années 1880 et américains dans
les années 1920 ; les euromarchés dans les
années 1960 et 1970 ; les produits
dérivés à l'origine de la crise
actuelle. Face aux responsabilités éventuelles de
ces innovations, la demande
de régulation apparaît comme un
phénomène d'abord américain,
débouchant sur la
création du Système fédéral de
réserve en 1913, puis sur les réformes du New
Deal, dont l'ampleur exceptionnelle s'explique par le contexte
économique et
politique général plus que par l'intensité
de la crise financière.
Symétriquement, les crises des années 1970
à 2000 ne freinent pas la tendance à
la dérégulation, conjuguée avec une
surveillance accrue des marchés financiers.
Le sixième
chapitre porte sur la coopération internationale. La
coopération entre les banques centrales des grands
pays industrialisés pour le maintien de
l'étalon-or avant 1914, renforcée par
la coopération intergouvernementale qui se
développe pendant et après échec
qui débouche sur la création des institutions de
Bretton Woods. Il décrit les rôles respectifs des
banques centrales et du fmi
dans la résolution des crises à
partir des années 1970, et l'émergence du
comité de Bâle en 1974
pour prévenir les risques de manière
concertée.
Le septième
chapitre porte sur l'équilibre des pouvoirs financiers
au niveau mondial. Il examine les principales crises et montre
qu'elles n'ont
guère influencé la hiérarchie
financière internationale, dont les
transformations sont surtout liées aux évolutions
économiques,
et aux choix
gouvernementaux de favoriser ou non les activités
financières.
Livre de
synthèse destiné au grand public plus qu'au
spécialiste, Crises
and Opportunities présente une série de
récits bien conduits qui tentent de
répondre de manière toujours prudente et
nuancée à des
questions classiques – le
grand problème de la saisie des occasions nées des
crises n'étant quant
à lui pas vraiment traité. L'auteur s'appuie
sur une vaste littérature d'histoire bancaire et
financière pour comprendre des
crises auxquelles une attention suffisante n'a pas toujours
été portée. Il refuse – à juste
titre –
d'analyser ensemble ces « grandes
crises », et les innombrables petites crises locales
ou périphériques que
certains additionnent, pour tenter, par des
méthodes statistiques, de construire des lois
générales.
Malheureusement, cela le conduit à négliger de se
pencher réellement sur les
théories explicatives proposées par la
littérature historique, mais aussi
sociologique et économique, et sur leurs
éventuelles contradictions. Ainsi, les
liens intrinsèques entre concurrence et prise de risque
en matière financière,
la dialectique de la régulation et de son contournement
par l'innovation, les
temps de plus en plus différents des marchés et de
la décision publique, la
tension entre coopération internationale et concurrence
entre États pour le
leadership financier par la dérégulation, ne sont
pas vraiment discutés.
L'émergence récentes de banques transnationales
non plus, alors qu'elle pose
pourtant des problèmes nouveaux de régulation
comme de diffusion potentielle
des crises.
Enfin, le livre est
très bref (156 pages de texte), écrit de
manière alerte comme les circonstances l'exigeaient, mais
quelques passages
souffrent sans doute d'un manque de relecture, comme lorsque
l'auteur explique
les profits bancaires des années 1970 par des taux
d'intérêts négatifs
(p. 67), et néglige de mentionner l'inflation qui
sévissait alors comme le
changement radical de politique monétaire qui suit
l'arrivée de Paul Volcker à
la tête du Système fédéral de
réserve, deux
phénomènes cruciaux pour les transformations des
systèmes financiers.
Enfin, si l'on
admirera sa capacité à saisir le bon moment
pour publier un ouvrage qui transmette
au grand public la fine fleur de son savoir et de son
expérience, on
regrettera qu’ Y. Cassis ne prenne pas
plus clairement position sur les questions brûlantes de
l'actualité.
Pierre-Cyrille Hautcoeur