Youssef Cassis, Crises and Opportunities: The Shaping of Modern Finance; Oxford, Oxford University Press, 2011. xvi + 200 p.


Compte rendu par Pierre-Cyrille Hautcoeur, EHESS, PSE, à paraître dans Annales, histoire, sciences sociales,


Se plaçant au lendemain de la crise de 2008 qu'il considère – début 2010 – comme essentiellement achevée, Youssef Cassis, Professeur d'histoire économique à l'Institut universitaire européen de Florence et l'un des meilleurs connaisseurs de l'histoire financière contemporaine, s'interroge sur les opportunités qu'ont pu offrir les grandes crises qu'a connues la finance internationale depuis la fin du xixe siècle pour la réorganisation ou la régulation des systèmes financiers.

Le livre comporte – outre une présentation historique de la banque Pache qui l'a subventionné, écrite par son directeur – une introduction et sept chapitres. Les deux premiers présentent les crises étudiées. Les cinq suivants abordent chacun une question : la taille, la concentration et la performance des banques ; la gouvernance bancaire ; la régulation ; la coopération internationale ; les changements dans l'équilibre des pouvoirs au sein de la finance mondiale.

Les deux premiers chapitres racontent brièvement les huit crises considérées par l'auteur comme systémiques à l'échelle mondiale, à savoir la crise de la banque d'affaires londonienne Baring en 1891, la crise bancaire américaine de 1907, la crise financière de l'été 1914, les crises bancaires de la Grande Dépression des années 1930, l'instabilité financière du début des années 1970, la crise internationale de la dette de 1982, la crise japonaise de 1997-1998 et la crise de 2008. Ces crises d'envergure internationale doivent être distinguées des crises simplement nationales ou locales. Elles suivent généralement la séquence mise en évidence par Charles Kindleberger, allant de l'innovation financière à la crise via le développement des nouveaux produits, l'abus de leur usage puis la méfiance à leur égard et enfin la radicalisation plus ou moins rapide de la crise internationale. La perspective systémique adoptée par l’auteur justifie néanmoins de les étudier de manière séparée et approfondie.

Le troisième chapitre porte sur la manière dont les banques ont traversé ces crises. Les pouvoirs publics ont-ils sauvé les grandes banques considérées comme « trop grosses pour faire faillite » (« too big to fail ») ? Les crises ont-elles été suivies de vagues de consolidations bancaires ? Les banques ont-elles rapidement surmonté les crises ? L'auteur montre que très peu de banques importantes ont été libres de faire faillite, et ce depuis la fin du xixe siècle : les victimes réelles des grandes secousses financières ont été bien plus souvent les petites banques, spécialement durant la dépression des années 1930. Après les crises, les consolidations ont été fréquentes ; peut-on pour autant considérer qu’elles en sont le résultat ?

Le quatrième chapitre porte sur la gouvernance bancaire : dans quelle mesure les banques ont-elle été considérées comme responsables des crises (et sanctionnées) ? Les crises ont-elles affectées leur gouvernance ? L'auteur suggère que si la vindicte de l'opinion fut variable (et surtout propre aux États-Unis), les sanctions – privées et publiques – furent longtemps beaucoup plus fortes que durant la crise actuelle. La séparation de la propriété du capital bancaire et du pouvoir de contrôle a progressé avec le temps dans la banque, comme dans les autres activités quoique plus lentement ; surtout, les rémunérations très élevées des dirigeants atteintes à la fin du xxe siècle ne sont plus la contrepartie des obligations de fidélité et des risques qu'encouraient les banquiers privés d'avant-guerre.

Le cinquième chapitre porte sur la régulation. Il examine d'abord dans quelle mesure les crises furent considérées comme proprement financières, et comme justifiant une régulation publique. Le changement majeur à cet égard a eu lieu dans les années 1930 : auparavant les crises étaient sont considérées comme des accidents individuels que l'action publique pouvait traiter, mais non prévenir. Trois grands groupes d'innovations financières sont examinés comme causes potentielles des crises : les investment trusts anglais dans les années 1880 et américains dans les années 1920 ; les euromarchés dans les années 1960 et 1970 ; les produits dérivés à l'origine de la crise actuelle. Face aux responsabilités éventuelles de ces innovations, la demande de régulation apparaît comme un phénomène d'abord américain, débouchant sur la création du Système fédéral de réserve en 1913, puis sur les réformes du New Deal, dont l'ampleur exceptionnelle s'explique par le contexte économique et politique général plus que par l'intensité de la crise financière. Symétriquement, les crises des années 1970 à 2000 ne freinent pas la tendance à la dérégulation, conjuguée avec une surveillance accrue des marchés financiers.

Le sixième chapitre porte sur la coopération internationale. La coopération entre les banques centrales des grands pays industrialisés pour le maintien de l'étalon-or avant 1914, renforcée par la coopération intergouvernementale qui se développe pendant et après la Première Guerre, en particulier avec la création de la Banque des règlements internationaux, sont rappelées. L’auteur souligne l’échec à assurer la stabilité du système financier entre les deux guerres, échec qui débouche sur la création des institutions de Bretton Woods. Il décrit les rôles respectifs des banques centrales et du fmi dans la résolution des crises à partir des années 1970, et l'émergence du comité de Bâle en 1974 pour prévenir les risques de manière concertée.

Le septième chapitre porte sur l'équilibre des pouvoirs financiers au niveau mondial. Il examine les principales crises et montre qu'elles n'ont guère influencé la hiérarchie financière internationale, dont les transformations sont surtout liées aux évolutions économiques, et aux choix gouvernementaux de favoriser ou non les activités financières.

Livre de synthèse destiné au grand public plus qu'au spécialiste, Crises and Opportunities présente une série de récits bien conduits qui tentent de répondre de manière toujours prudente et nuancée à des questions classiques – le grand problème de la saisie des occasions nées des crises n'étant quant à lui pas vraiment traité. L'auteur s'appuie sur une vaste littérature d'histoire bancaire et financière pour comprendre des crises auxquelles une attention suffisante n'a pas toujours été portée. Il refuse – à juste titre – d'analyser ensemble ces « grandes crises », et les innombrables petites crises locales ou périphériques que certains additionnent, pour tenter, par des méthodes statistiques, de construire des lois générales. Malheureusement, cela le conduit à négliger de se pencher réellement sur les théories explicatives proposées par la littérature historique, mais aussi sociologique et économique, et sur leurs éventuelles contradictions. Ainsi, les liens intrinsèques entre concurrence et prise de risque en matière financière, la dialectique de la régulation et de son contournement par l'innovation, les temps de plus en plus différents des marchés et de la décision publique, la tension entre coopération internationale et concurrence entre États pour le leadership financier par la dérégulation, ne sont pas vraiment discutés. L'émergence récentes de banques transnationales non plus, alors qu'elle pose pourtant des problèmes nouveaux de régulation comme de diffusion potentielle des crises.

Enfin, le livre est très bref (156 pages de texte), écrit de manière alerte comme les circonstances l'exigeaient, mais quelques passages souffrent sans doute d'un manque de relecture, comme lorsque l'auteur explique les profits bancaires des années 1970 par des taux d'intérêts négatifs (p. 67), et néglige de mentionner l'inflation qui sévissait alors comme le changement radical de politique monétaire qui suit l'arrivée de Paul Volcker à la tête du Système fédéral de réserve, deux phénomènes cruciaux pour les transformations des systèmes financiers.

Enfin, si l'on admirera sa capacité à saisir le bon moment pour publier un ouvrage qui transmette  au grand public la fine fleur de son savoir et de son expérience, on regrettera qu’ Y. Cassis ne prenne pas plus clairement position sur les questions brûlantes de l'actualité.

Pierre-Cyrille Hautcoeur