Olivier Feiertag (dir.), Mesurer la monnaie, banques centrales et construction de l’autorité monétaire (XIXe-XXe siècle), Albin Michel, Mission historique de la Banque de France, 2005

 

Compte rendu par Pierre-Cyrille Hautcoeur, EHESS et PSE, à paraître dans Histoire et Mesure


Derrière un titre aussi alléchant, le lecteur d’Histoire et Mesure attend une réflexion sur la construction et l’utilisation des outils théoriques et statistiques de mesure de la monnaie dans la perspective de l’invention et de la mise en œuvre de la politique monétaire. Il sera sans doute un peu déçu. La mesure statistique est bien au centre de ce livre, mais souvent surtout dans sa dimension institutionnelle et descriptive plus que dans ses dimensions théoriques ou politiques véritables. Des études sur l’histoire de la théorie monétaire dans ses relations avec la statistique, et sur leur articulation avec la politique monétaire effectivement menée, l’auraient sans doute complété utilement. La variété des situations nationales en la matière aurait pu sans doute être reliée à celle des relations entre Etats et banques centrales, autre perspective absente d’un ouvrage qui privilégie une approche interne des banques centrales. Dans son champ d’analyse relativement restreint, cet ouvrage apporte néanmoins une quantité importante d’information sur la mise en place des systèmes statistiques des banques centrales.

L’ouvrage comporte, après un avant-propos du Secrétaire général de la Banque de France, Yves Barroux, et une introduction d’Olivier Feiertag, treize chapitres dont deux « témoignages ». En termes chronologiques, il s’étend de 1797 à nos jours, et en termes géographiques, il couvre la Belgique, l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne, la Grèce et l’Italie, outre deux articles « internationaux » sur la Société des Nations et la Banque des règlements internationaux. Un examen attentif montre cependant que la France est très présente, grâce à trois chapitres, aux deux témoignages et à une part substantielle de l’introduction ; cela n’a d’ailleurs rien de surprenant dans une collection « mission historique de la Banque de France ». Plus surprenant, le XIXe siècle fait l’objet de très peu de développements (les précédents de moins encore, comme le revendique le titre mais sans justification très satisfaisante).

L’introduction affiche l’ambition du titre, mais sans proposer un véritable cadre théorique. A juste titre, l’auteur montre que si les premières publications de comptes par les instituts d’émission résultaient des exigences habituelles des actionnaires de sociétés privées, le développement des services de statistique et d’études dans les banques centrales est concomitant du rôle accru de celles-ci dans une économie mondiale très ouverte et sujette à des crises financières récurrentes, ce qui apparaît à la fin du XIXe siècle et se renforce avec les perturbations macroéconomiques de l’entre-deux-guerres. Ce développement résulterait aussi d’une demande sociale plus exigeante dans des Etats de plus en plus démocratiques. L’affaiblissement de ces services dans les années d’économie plus fermée et dirigée de1930 à 1970 n’est pas envisagé.

Outre le parallélisme de nombre d’évolutions nationales, l’auteur souligne enfin le rôle, spécialement dans l’entre-deux-guerres, des institutions internationales qui tentent de coordonner et d’harmoniser les statistiques monétaires ; le rôle de P. Quesnay, successivement à la SDN, à la Banque de France et à la BRI, est mis en évidence (il l’est également dans la communication de M. Margairaz et de P. Martin Acena).

L’intéressant chapitre proposé par Judy Klein se distingue fortement du reste du livre, d’une part par la période qu’il étudie (1797-1844), mais surtout par son orientation vers l’histoire de la statistique. En effet, il « examine la contribution de la Banque d’Angleterre au développement des indices et des moyennes mobiles », dans une véritable perspective de construction de l’autorité monétaire puisqu’il montre que les indices (en 1797) puis les moyennes mobiles (en 1832) sont inventés pour à la fois mettre en évidence et masquer la situation véritable de l’encaisse de la Banque qui se trouve alors dans une passe difficile.

Les cinq chapitres suivants s’intéressent principalement à la création et au développement de services d’études statistiques et économiques dans un certain nombre de banques d’émission.

Le chapitre d’Alain Plessis sur la production de statistiques par la Banque de France au XIXe siècle fournit une description solide des obligations puis des initiatives de celle-ci en matière de publication de données d’abord bilantielles puis plus largement monétaires et financières. Il souligne le rôle de Clément Juglar, puis de Pierre Des Essars, Georges Roulleau, André Liesse et du walrasien Albert Aupetit dans le développement d’un véritable bureau des études économiques sous le gouverneur Georges Pallain (soit entre 1897 et 1920).

George Kostelenos présente également dans sa contribution un récit de la mise en place – tardive et d’abord peu institutionnalisée – d’un service des études à la Banque nationale de Grèce (créée en 1841, et qui détint un privilège d’émission jusqu’à 1928). Il se concentre cependant sur l’utilisation des données statistiques réunies par la Banque dans deux directions : en premier lieu, il utilise les données de bilan de la Banque pour présenter une analyse de performance de celle-ci en termes de risque et de rendement. Surtout, il utilise ces statistiques pour construire des séries monétaires macroéconomiques, dans la mesure où la Banque nationale de Grèce fut jusqu’à 1928 à la fois le principal émetteur de billets et la principale banque commerciale du pays.

Dans sa contribution, Rosanna Scatamacchia étudie l’émergence du service des études de la Banque d’Italie, service appelé à connaître un grand développement et un prestige exceptionnel.  Elle souligne que ce service joua non seulement un rôle de construction et de diffusion d’information statistique, mais aussi un rôle de formation interne, voire externe, concurrençant les Universités dans la formation aussi bien des économistes théoriciens que des statisticiens, ainsi que dans la production de recherche économique du plus haut niveau. Ce développement démarra, comme en France, à l’extrême fin du XIXe siècle, spécialement lorsque la Banque d’Italie nouvellement formée (1894) fit face à une crise bancaire majeure. Il s’accentua encore pendant l’entre-deux-guerres, et atteignit son apogée avec la création de la Fondation Stringher à la mort de l’ancien gouverneur (en 1930).

L’article d’Ivo Maes et Erik Buyst décrit la création du service des études de la Banque nationale de Belgique à partir de 1906, sous l’impulsion d’Albert-Edouard Janssen et de Paul Van Zeeland. Il insiste sur le rôle de la déstabilisation provoquée par la Grande guerre dans le développement d’une demande envers les travaux d’un tel service.

Pablo Martin-Acena montre ensuite comment le service d’études de la Banque d’Espagne naquît en 1930 lorsque les pouvoirs monétaires espagnols tentaient de stabiliser la peseta avec l’appui de la Banque des règlements internationaux et de la Banque de France. Pierre Quesnay et un jeune inspecteur de la Banque de France jouèrent ainsi un rôle important dans cette création. Quoique créé tardivement, ce service d’études se distingua par la qualité de ses publications et par la modernité de ses analyses monétaires, précocement keynésiennes, dès les années 1930.

En complément de ces chapitres, deux articles soulignent le rôle des institutions internationales en matière de statistiques monétaires. Michel Margairaz décrit comment le secrétariat de la Société des nations tenta d’harmoniser les statistiques monétaires produites par les banques centrales dans les années 1920. Il étudie en particulier la réunion internationale des services d’études des instituts d’émission qui se tint à la Banque de France en avril 1928. Il souligne la difficulté à harmoniser des statistiques correspondant à des systèmes financiers structurellement différents, et suggère que la coordination permit en premier lieu de comprendre ces différences.

Piet Clement met en évidence le développement des publications statistiques de la Banque des règlements internationaux des années 1930 à 2000. Il insiste surtout sur l’évolution de ces publications de la compilation de statistiques macroéconomiques nationales vers des statistiques plus spécifiquement financières et monétaires, sous l’influence des tensions monétaires croissantes des années 1960. 

Le chapitre de Patrice Baubeau sur le capital de la Banque de France montre que l’on peut voir dans celui-ci un reflet des situations successives de la Banque : banque privée devant garantir son passif, puis institut d’émission quasi-public implicitement garanti par l’Etat. La représentation des statistiques bilantielles n’est cependant pas vraiment intégrée au récit historique, dont elle est plutôt l’illustration.

Dans l’article le plus substantiel du livre, Olivier Feiertag étudie la « greffe économétrique » résultant de l’arrivée à la Banque de France de quelques polytechniciens et économistes statisticiens (en premier lieu Jacques-Henri David) groupés d’abord au sein d’une petite section d’études économétriques créée en 1969. L’auteur suggère que l’introduction des techniques économétriques, qui coïncida avec la publication du rapport Sadrin-Marjolin-Wormser, prépara la mise en place d’une « véritable » politique monétaire, soit l’adoption de l’open market. Elle conduisit aussi à un renouvellement théorique inspiré initialement surtout du monétarisme radical de la Banque fédérale de réserve de Saint-Louis. Cependant, l’échec pratique du premier modèle en résultant, Simplet, conduisit à une réflexion originale tentant de développer une analyse plus réaliste du système financier français dans la tradition keynésienne d’un Denizet et dans celle des derniers travaux de John Hicks, sous l’égide de Gérard Maarek et de Vivien Lévy-Garboua. Cette « école de la Banque de France », placée dans une position stratégique, put développer son programme à la fois sur le plan théorique, sur celui des données statistiques et en matière de méthodes économétriques. De là à conclure, comme le fait l’auteur, que cette école a ainsi préparé les réformes des années 1980, il y a un pas peut-être franchi trop rapidement.

André de Lattre propose ensuite un témoignage sur la modernisation et l’ouverture de la Banque de France qu’il tenta d’y promouvoir comme sous-gouverneur entre 1966 et 1973. Par un nouveau concours de recrutement de haut niveau, par l’informatisation, par l’ouverture vers l’Université et vers l’étranger, les idées nouvelles se développèrent et se diffusèrent, qui devaient conduire aux transformations profondes de la politique monétaire des deux décennies suivantes.

Le témoignage d’Yves Baroux se situe plus précisément dans la poursuite de l’article d’Olivier Feiertag. Il montre la rupture que constitua la création du service d’études économétriques en matière à la fois d’analyse économique et de constitution des séries statistiques indispensables au test des modèles, séries qui ne devinrent cependant disponibles en quantité et en qualité suffisantes que vers 1980.

Enfin, Jean Cordier clôt l’ouvrage avec un article sur le système européen de banques centrales et les statistiques européennes. Il y montre les liens entre les étapes de l’intégration européenne et celles de l’harmonisation et de l’intégration de systèmes statistiques de plus en plus larges.