Compte rendu par Pierre-Cyrille
Hautcoeur, EHESS, PSE, à paraître dans Annales,
histoire, sciences sociales,
Cet important ouvrage propose un état
des connaissances dans
un domaine qui, malgré des travaux importants, peine
à établir sa légitimité et
son autonomie: la business history,
c'est-à-dire l'histoire des
entreprises, de leur gestion et de leurs interactions avec leur
environnement
économique, social, politique et culturel. Largement
inventée et en tout cas popularisée
aux Etats-Unis par Alfred Chandler (1918-2007) qui l'enseigna
pendant trente
ans à
Réunir les plus grands noms de ce domaine en
vue d'un bilan et d'une
affirmation de sa légitimité scientifique et
intellectuelle malgré sa faible
institutionnalisation était donc un pari difficile. Il
est pourtant largement
tenu. La continuité est assurée car l'un des
deux editors de
l'ouvrage – Geoffrey Jones – est un
héritier direct de Chandler, professeur à
Les auteurs enseignent principalement aux
Etats-Unis et au Canada
(14 sur 27) ou en Grande-Bretagne (5), mais aussi en Allemagne
(1), France (2),
Italie (2), Norvège (1), Suisse (1) et Turquie (1).
Beaucoup enseignent dans
des écoles de gestion (13 sur 27), mais un grand nombre
aussi dans des
départements d'histoire ou d'histoire économique
(8) ou dans d'autres
disciplines (économie, sociologie, sciences
politiques), ce qui témoigne du
caractère trans-disciplinaire du domaine et permet au
lecteur de bénéficier
d'une pluralité de points de vue.
L'ouvrage comporte quatre parties consacrées
respectivement aux
“approches et débats”, aux “formes de l'organisation
des affaires”, aux
“fonctions de l'entreprise” et à “l'entreprise et la
société”, entre lesquelles
se répartissent de manière
équilibrée les vingt-cinq contributions. S'il
est
impossible de les discuter individuellement ici, on fera
quelques commentaires
sur la première partie et des remarques
générales sur le reste du volume afin
d'en faire apprécier les apports et les limites.
La première partie offre une confrontation intéressante de la business history avec les disciplines à l'articulation desquelles elle se construit: les relations avec l'histoire (P. Fridenson), l'économie (N. Lamoreaux, D. Raff et P. Temin) et la gestion (M. Kipping et B. Üsdiken) sont examinées en détail, tandis que des articles supplémentaires portent sur la théorie du développement économique (W. Lazonick), l'approche alternative (J. Zeitlin) et la mondialisation (G. Jones). C'est dans cette partie que les apports les plus généraux du domaine sont revendiqués. Dans l'article qui, ce n'est pas un hasard, ouvre le volume, P. Fridenson examine les circulations entre business history et histoire générale, montrant par exemple le rôle crucial de la business history dans l'émergence et la sophistication des concepts de décision et de stratégie, depuis devenus d'usage communs dans les sciences sociales depuis le « retour de l'acteur ». Il souligne aussi le caractère précoce de son développement du comparatisme ou de l'analyse concrète des organisations, des règles, savoirs, pratiques et croyances qui les ordonnent, les stabilisent mais aussi les immobilisent et les enferment. Longtemps fascinés par l'innovation, technologique mais surtout organisationnelle, les business historians sont désormais plus sensibles aux traditions, aux cultures, aux échecs comme aux succès. Par ces échanges constants, la business history se situe pleinement dans l'histoire et constitue l'un de ses domaines les plus dynamiques en termes de méthodes et de concepts.
Les chapitres sur les liens avec l'économie et la gestion montrent également des rapprochements féconds mais aussi le refus d'adopter une méthodologie unifiée. Le chapitre sur la théorie économique montre ainsi que les concepts économiques de plus en plus utilisés par les business historians ne sont pas ceux de la microéconomie standard qui avaient fait la gloire de la cliométrie, mais ceux des théories des asymétries d’information, des coûts de transaction et de la théorie des jeux. Les rapports avec les différentes formes de théorie économique hétérodoxe témoignent d'une séduction réciproque mais à nouveau du refus de l'enfermement dans une théorie globale. Clairement, malgré une tradition académique autonome qui se traduit en revues nationales et internationales ou en sociétés savantes, la business history n'est pas une discipline mais un carrefour à la méthodologie éclectique, un des seuls endroits où se parlent sans difficultés économistes orthodoxes et hétérodoxes, gestionnaires, historiens, politologues, sociologues, voire géographes ou juristes (hélas absents du sommaire).
Les autres parties présentent davantage un état de la recherche dans des domaines particuliers. La deuxième discute les formes d'organisation du monde de l'entreprise : les grandes entreprises (Y. Cassis), les entreprises familales (A. Colli et M. Rose), les districts industriels (J. Zeitlin), les groupes et réseaux d'entreprises (M. Fruin), les cartels (J. Bear) et les associations professionnelles (L. Lanzalaco). Ce seul énoncé montre l'élargissement des sujets depuis le monde de la grande entreprise de Chandler.
La troisième partie examine les fonctions des entreprises : le financement (M. Lescure), l'innovation (M. Graham), design et engineering (W. König), les ressources humaines (H. Gospel), la comptabilité et les systèmes d'information et de communication (T. Boyns) et la gouvernance (G. Herrigel). Si ce découpage fonctionnaliste est commode et pertinent, il ne correspond pas nécessairement aux pratiques du domaine où les modes d'entrées varient toujours de la monographie « totale » d'entreprise à celle de secteurs, de collectifs ou de pratiques variés.
La dernière partie examine les
relations de l'entreprise
avec la société : les entrepreneurs (G. Jones et
D. Wadhwani), l'Etat (R.
Millward), la formation professionnelle (K. Thelen), la
formation à la gestion
(R. Amdam) et la culture des affaires (K. Lipartito). Les editors
s'excusent de l'absence
d'un chapitre sur le genre dans l'entreprise, prévu
initialement et dont
l'absence est évidemment regrettable même si le
sujet est abordé dans quelques
chapitres.
Dans tous ces chapitres, les meilleurs spécialistes tentent de mettre en perspective les transformations des problématiques dominantes durant les dernières décennies, discutent les rapports avec les disciplines voisines concernées (économie et finance dans le cas de M. Lescure, sociologie des professions et des réseaux d'innovation chez Graham, etc.), fournissent un bilan des recherches récentes, discutent des perspectives futures. L'écriture est généralement agréable et les éléments techniques n'interdisent pas en général la lecture à un non-spécialiste. Les bibliographies, établies pour chaque chapitre, sont copieuses et bien construites quoique souvent exclusivement anglophones. Un excellent index couvrant tout le volume permet des circulations intéressantes.
Quelques regrets peuvent néanmoins être exprimés. En premier lieu, l'évolution des sources est peu discutée, alors que les business historians sont inventifs en la matière, qu'ils sont parvenus à convaincre tant entreprises qu'archivistes publics de l'intérêt de documents longtemps voués au pilon, mais aussi à développer des outils lourds pour réussir à surmonter la tension entre le cas particulier et la généralisation (bases de données diverses en particulier).
A de rares exceptions près, l'histoire
discutée dans ce volume est
celle du développement des entreprises et des
méthodes de gestion en Europe et
aux Etats-Unis, essentiellement depuis le milieu du 19e
siècle. Les
directeurs de l'ouvrage avaient certes
prévu un chapitre sur le monde chinois, ce qui,
d'ailleurs, tendait à en faire
un monde à part et
ne satisfaisait pas
le besoin de comparaison. Comme dans nombre de champs de
l'histoire, les
questionnements dominants restent ainsi centrés sur
l'Europe de l'ouest et
l'Amérique du Nord (Mexique rarement inclus), alors
même que se multiplient les
recherches en Amérique latine et en Asie, voire en
Afrique, et qu'y émergent
aussi des entreprises ou des pratiques conquérantes
dont les conditions
historiques de développement méritent une
attention autre que condescendante.
Quant aux périodes antérieures à 1850,
elles sont laissées à l'histoire
économique ou sociale, ce qui crée un hiatus
dommageable.
Enfin, certains sujets restent
négligés. Ainsi, très peu est dit sur
les interactions en termes de modes d'organisation et de
pensée entre le monde
des affaires et le reste de la société, qu'il
s'agisse de l'Etat ou des mondes
du savoir, de l'art, du sport ou de la religion.
Dans l'ensemble néanmoins, l'ouvrage réussit son pari de convaincre du dynamisme et de l'inventivité d'un domaine parfois considéré comme secondaire (peut-être parce que beaucoup de chercheurs se sentent extérieurs au monde de l'entreprise) mais qui est parvenu à diversifier et renouveler profondément ses objets, à établir une vraie communauté scientifique indépendante des carcans disciplinaires tout en puisant allègrement dans les méthodes des unes et des autres et en tentant de développer de vraies synthèses théoriques.
Pierre-Cyrille Hautcoeur