The Oxford Handbook of Business History, sous la direction de Geoffrey Jones et Jonathan Zeitlin, Oxford: Oxford University Press, 2008, xvii + 717 pages, bibliographies, index

 


Compte rendu par Pierre-Cyrille Hautcoeur, EHESS, PSE, à paraître dans Annales, histoire, sciences sociales,



Cet important ouvrage propose un état des connaissances dans un domaine qui, malgré des travaux importants, peine à établir sa légitimité et son autonomie: la business history, c'est-à-dire l'histoire des entreprises, de leur gestion et de leurs interactions avec leur environnement économique, social, politique et culturel. Largement inventée et en tout cas popularisée aux Etats-Unis par Alfred Chandler (1918-2007) qui l'enseigna pendant trente ans à la Harvard business school et obtint le prix Pulitzer pour The Visible Hand: The Managerial Revolution in American Business (1977), la business history bénéficia initialement dans le monde anglophone de l'existence d'une tradition de recherche dans des écoles de gestion universitaires (en premier lieu à Harvard, où la business school date de 1908 et l'enseignement de business history de 1927), mais elle y est aujourd'hui souvent marginalisée au profit des méthodes « scientifiques » de gestion. En Europe, elle fut introduite dans les départements d'histoire des universités aux grandes heures de l'histoire économique, et souffre quelque peu du déclin de celle-ci.

Réunir les plus grands noms de ce domaine en vue d'un bilan et d'une affirmation de sa légitimité scientifique et intellectuelle malgré sa faible institutionnalisation était donc un pari difficile. Il est pourtant largement tenu. La continuité est assurée car l'un des deux editors  de l'ouvrage – Geoffrey Jones – est un héritier direct de Chandler, professeur à la Harvard business school et co-editor de la revue historique du domaine, la Business history review (publiée par Harvard university press depuis 1926); une tendance plus extravertie est assurée par l'autre, Jonathan Zeitlin, professeur de sociologie, de sciences politiques et d'histoire à l'université du Wisconsin à Madison dont l'activité d'editor de la Socio-economic review témoigne de l'implication possible des politologues, socio-économistes et économistes institutionnalistes dans la business history.

Les auteurs enseignent principalement aux Etats-Unis et au Canada (14 sur 27) ou en Grande-Bretagne (5), mais aussi en Allemagne (1), France (2), Italie (2), Norvège (1), Suisse (1) et Turquie (1). Beaucoup enseignent dans des écoles de gestion (13 sur 27), mais un grand nombre aussi dans des départements d'histoire ou d'histoire économique (8) ou dans d'autres disciplines (économie, sociologie, sciences politiques), ce qui témoigne du caractère trans-disciplinaire du domaine et permet au lecteur de bénéficier d'une pluralité de points de vue.

L'ouvrage comporte quatre parties consacrées respectivement aux “approches et débats”, aux “formes de l'organisation des affaires”, aux “fonctions de l'entreprise” et à “l'entreprise et la société”, entre lesquelles se répartissent de manière équilibrée les vingt-cinq contributions. S'il est impossible de les discuter individuellement ici, on fera quelques commentaires sur la première partie et des remarques générales sur le reste du volume afin d'en faire apprécier les apports et les limites.

La première partie offre une confrontation intéressante de la business history avec les disciplines à l'articulation desquelles elle se construit: les relations avec l'histoire (P. Fridenson), l'économie (N. Lamoreaux, D. Raff et P. Temin) et la gestion (M. Kipping et B. Üsdiken) sont examinées en détail, tandis que des articles supplémentaires portent sur la théorie du développement économique (W. Lazonick), l'approche alternative (J. Zeitlin) et la mondialisation (G. Jones). C'est dans cette partie que les apports les plus généraux du domaine sont revendiqués. Dans l'article qui, ce n'est pas un hasard, ouvre le volume, P. Fridenson examine les circulations entre business history et histoire générale, montrant par exemple le rôle crucial de la business history dans l'émergence et la sophistication des concepts de décision et de stratégie, depuis devenus d'usage communs dans les sciences sociales depuis le « retour de l'acteur ». Il souligne aussi le caractère précoce de son développement du comparatisme ou de l'analyse concrète des organisations, des règles, savoirs, pratiques et croyances qui les ordonnent, les stabilisent mais aussi les immobilisent et les enferment. Longtemps fascinés par l'innovation, technologique mais surtout organisationnelle, les business historians sont désormais plus sensibles aux traditions, aux cultures, aux échecs comme aux succès. Par ces échanges constants, la business history se situe pleinement dans l'histoire et constitue l'un de ses domaines les plus dynamiques en termes de méthodes et de concepts.

Les chapitres sur les liens avec l'économie et la gestion montrent également des rapprochements féconds mais aussi le refus d'adopter une méthodologie unifiée. Le chapitre sur la théorie économique montre ainsi que les concepts économiques de plus en plus utilisés par les business historians ne sont pas ceux de la microéconomie standard qui avaient fait la gloire de la cliométrie, mais ceux des théories des asymétries d’information, des coûts de transaction et de la théorie des jeux. Les rapports avec les différentes formes de théorie économique hétérodoxe témoignent d'une séduction réciproque mais à nouveau du refus de l'enfermement dans une théorie globale. Clairement, malgré une tradition académique autonome qui se traduit en revues nationales et internationales ou en sociétés savantes, la business history n'est pas une discipline mais un carrefour à la méthodologie éclectique, un des seuls endroits où se parlent sans difficultés économistes orthodoxes et hétérodoxes, gestionnaires, historiens, politologues, sociologues, voire géographes ou juristes (hélas absents du sommaire).

 

Les autres parties présentent davantage un état de la recherche dans des domaines particuliers. La deuxième discute les formes d'organisation du monde de l'entreprise : les grandes entreprises (Y. Cassis), les entreprises familales (A. Colli et M. Rose), les districts industriels (J. Zeitlin), les groupes et réseaux d'entreprises (M. Fruin), les cartels (J. Bear) et les associations professionnelles (L. Lanzalaco). Ce seul énoncé montre l'élargissement des sujets depuis le monde de la grande entreprise de Chandler.

La troisième partie examine les fonctions des entreprises : le financement (M. Lescure), l'innovation (M. Graham), design et engineering (W. König), les ressources humaines (H. Gospel), la comptabilité et les systèmes d'information et de communication (T. Boyns) et la gouvernance (G. Herrigel). Si ce découpage fonctionnaliste est commode et pertinent, il ne  correspond pas nécessairement aux pratiques du domaine où les modes d'entrées varient toujours de la monographie « totale » d'entreprise à celle de secteurs, de collectifs ou de pratiques variés.

La dernière partie examine les relations de l'entreprise avec la société : les entrepreneurs (G. Jones et D. Wadhwani), l'Etat (R. Millward), la formation professionnelle (K. Thelen), la formation à la gestion (R. Amdam) et la culture des affaires (K. Lipartito). Les editors s'excusent de l'absence d'un chapitre sur le genre dans l'entreprise, prévu initialement et dont l'absence est évidemment regrettable même si le sujet est abordé dans quelques chapitres.

Dans tous ces chapitres, les meilleurs spécialistes tentent de mettre en perspective les transformations des problématiques dominantes durant les dernières décennies, discutent les rapports avec les disciplines voisines concernées (économie et finance dans le cas de M. Lescure, sociologie des professions et des réseaux d'innovation chez Graham, etc.), fournissent un bilan des recherches récentes, discutent des perspectives futures. L'écriture est généralement agréable et les éléments techniques n'interdisent pas en général la lecture à un non-spécialiste. Les bibliographies, établies pour chaque chapitre, sont copieuses et bien construites quoique souvent exclusivement anglophones. Un excellent index couvrant tout le volume permet des circulations intéressantes.

Quelques regrets peuvent néanmoins être exprimés. En premier lieu, l'évolution des sources est peu discutée, alors que les business historians sont inventifs en la matière, qu'ils sont parvenus à convaincre tant entreprises qu'archivistes publics de l'intérêt de documents longtemps voués au pilon, mais aussi à développer des outils lourds pour réussir à surmonter la tension entre le cas particulier et la généralisation (bases de données diverses en particulier).

A de rares exceptions près, l'histoire discutée dans ce volume est celle du développement des entreprises et des méthodes de gestion en Europe et aux Etats-Unis, essentiellement depuis le milieu du 19e siècle.  Les directeurs de l'ouvrage avaient certes prévu un chapitre sur le monde chinois, ce qui, d'ailleurs, tendait à en faire un monde à part  et ne satisfaisait pas le besoin de comparaison. Comme dans nombre de champs de l'histoire, les questionnements dominants restent ainsi centrés sur l'Europe de l'ouest et l'Amérique du Nord (Mexique rarement inclus), alors même que se multiplient les recherches en Amérique latine et en Asie, voire en Afrique, et qu'y émergent aussi des entreprises ou des pratiques conquérantes dont les conditions historiques de développement méritent une attention autre que condescendante. Quant aux périodes antérieures à 1850, elles sont laissées à l'histoire économique ou sociale, ce qui crée un hiatus dommageable.

Enfin, certains sujets restent négligés. Ainsi, très peu est dit sur les interactions en termes de modes d'organisation et de pensée entre le monde des affaires et le reste de la société, qu'il s'agisse de l'Etat ou des mondes du savoir, de l'art, du sport ou de la religion.

 

Dans l'ensemble néanmoins, l'ouvrage réussit son pari de convaincre du dynamisme et de l'inventivité d'un domaine parfois considéré comme secondaire (peut-être parce que beaucoup de chercheurs se sentent extérieurs au monde de l'entreprise) mais qui est parvenu à diversifier et renouveler profondément ses objets, à établir une vraie communauté scientifique indépendante des carcans disciplinaires tout en puisant allègrement dans les méthodes des unes et des autres et en tentant de développer de vraies synthèses théoriques.

 

Pierre-Cyrille Hautcoeur