Entre Micro et Macro,
quelle place pour le quantitatif en histoire économique ?

Pierre-Cyrille Hautcœur

Université d'Orléans, Laboratoire d'économie d'Orléans et Delta





 Cet texte reprend l'essentiel d'un article paru dans Historiens et Géographes, numéro spécial consacré à l'histoire économique, 2002.
 
 

L’histoire quantitative, souvent alors qualifiée d’histoire sérielle, a connu des heures de gloire dans la France des années 1960 et 1970 sous la houlette de maîtres prestigieux (Ernest Labrousse, Fernand Braudel, Pierre Chaunu, Emmanuel Le Roy Ladurie, pour ne citer que quelques exemples). La quantification était alors un des outils importants au service des ambitions d’explication systématique et globale du monde qui avaient été en particulier relayées par le marxisme, le structuralisme et par l’école des Annales. Elle était nécessaire aux comparaisons à grande distance (spatiale ou temporelle) de production et de distribution, elles-memes conditions d'une histoire qui se voulait objective des conditions de vie des grandes masses de population négligées par l'historien traditionnel. L’histoire a connu dans les décennies récentes une remise en cause de ces ambitions : le retour de l’intérêt pour le local, le particulier, l’individuel, le subjectif qui apparaît dans le développement de la micro-histoire et le retour de la biographie peut à juste titre être vu comme une remise en cause des tentatives d’explication globale du monde. Etant donné la place que cette histoire totale accordait à l’économique et au social, on peut sans doute voir dans cette remise en cause un mauvais signe pour l’histoire économique, en particulier quantitative. Nous cherchons dans cet article à comprendre quelle place garde le quantification en histoire économique, et quelles formes elle doit prendre pour garder son rôle dans l’interprétation historique.

On montrera d’abord comment se maintient une tradition de travaux macroéconomiques fortement quantifiée, puis quelles sont les critiques émises à son égard ; on cherchera à comprendre quels sont les effets de ces critiques sur les pratiques de l’histoire économique et dans quelle mesure elles remettent en cause la quantification ; enfin on tentera de décrire les tentatives actuellement en cours pour surmonter les limites soulignées précédemment sans abandonner la quantification.

1. La permanence d’une histoire économique quantitative

Si les historiens économistes français ont essentiellement abandonné les synthèses macroéconomiques quantitatives depuis la " grande quantification " (André Straus) réalisée de façon pionnière par M. Lévy-Leboyer et F. Bourguignon en 1986, il n’en est pas de même dans d’autres pays. La tradition de la comptabilité nationale rétrospective initiée dans les années 1930 par Kuznets se maintient dans de nombreux pays, spécialement aux Pays-Bas où, sous la houlette d’A. Maddison, une véritable école s’est créée à l’université de Gröningen qui tente de construire des chiffres homogènes de production et productivité (et nombre d’agrégats macroéconomiques) pour un grand nombre de pays et d’époques, indépendamment de problématiques particulières. En Grande-Bretagne, les débats sur la croissance durant la révolution industrielle et au 19e siècle sont très animés et essentiellement concentrés sur la mesure des taux de croissance sectoriels et des pondérations de ces secteurs dans l’économie (autour des travaux de Nicholas. Craft). On en trouve de similaires dans la plupart des pays européens. Il semble que ces travaux se perpétuent d’autant mieux que l’histoire économique se soit plus précocément rapprochée de la science économique. Telle est d’ailleurs sans doute l’origine de l’isolement relatif au plan international de ce qui demeure en France le plus proche de ces travaux : ceux de la tradition d’histoire quantitative élaborée autour de l’ISMEA et de l’université de Montpellier III : si une compétence de construction de séries quantitatives historiques de qualité s’y perpétue, elle est moins associée qu'ailleurs aux nouvelles théories de la croissance développées dans les années 1980 et 1990, et reste plus fidèle aux problématiques globalisantes qu’elle avait mise au point dans les années 1960 et 1970.

Les travaux les plus ambitieux d’histoire macroéconomique quantitative se poursuivent aujourd’hui aux Etats-Unis, ce qui ne surprendra pas puisque, dès les années 1960, s’y développa un mouvement original de réinterprétation de l’histoire économique par l’utilisation de la théorie économique et des techniques quantitatives les plus modernes sous le nom de " cliométrie ". La relative faiblesse du marxisme, la tradition intellectuelle de spécialisation peu encline aux synthèses de l’histoire totale ou de l’histoire économique et sociale à la française conduisirent à un rapprochement précoce avec la science économique et à une concentration des historiens économistes dans les départements universitaires d’économie, mouvement couronné par l’obtention du prix Nobel d’économie en 1993 par un grand innovateur en matière de quantification historique : Robert Fogel.

Aujourd’hui, un exemple de vaste projet dans cette tradition est celui mené par Jeffrey Williamson à l'Université de Harvard : dans une série de travaux en collaboration, il cherche à élaborer une histoire de l’intégration de l’économie mondiale depuis le 15e siècle, en s’appuyant sur des modèles théoriques classiques en économie (ceux de l’économie internationale d’Elie Hecksher et Bertil Ohlin), sur des catégories statistiques proches de celles de la comptabilité nationale (travail, capital, balance commerciale, balance des paiements), et sur une quantification systématique seule apte à mesurer les poids respectifs des nombreuses causalités à l’œuvre.

Ces travaux traduisent le besoin constant des économistes envers l'histoire, source inépuisable d’exemples et d’inspiration théorique. L’octroi du prix de thèse 2001 de l’Association française de sciences économiques à un travail d’histoire de l’économie française au 18e siècle dans lequel les rôles des commerce intérieur et extérieur dans la croissance sont explicités par l’utilisation de modèles formels issus de la théorie de la croissance et de la théorie des contrats signale peut-être l’émergence en France d’une véritable demande pour des travaux de cette veine.

Les forces principales des travaux de cette mouvance sont leur cohérence et leur ampleur. Leur ampleur parce qu’ils offrent des explications globales claires qui s’imposent d’autant mieux qu’elles n’ont que peu de concurrentes (pour une ambitieuse tentative alternative, voir l'ouvrage récent de Patrick Verley). Leur cohérence surtout : aucun chiffre n’ayant de sens que comparé à d’autres, l’utilisation systématique de la meilleure réflexion sur les mesures (celle de la comptabilité nationale), associée à celle de la théorie économique qui a conduit à mettre en place les catégories ainsi mesurées, conduit à une cohérence qui est ici essentielle. Aucune erreur de mesure importante ne peut demeurer longtemps invisible, et surtout le cadre théorique permet de renforcer la plausibilité globale de chiffres qui restent souvent fragiles pris un à un. Un avantage supplémentaire en découlant est la cumulativité des résultats, qui permet le travail collectif et donc un degré d’approfondissement inaccessible au chercheur isolé.

2. Les critiques adressées à cette histoire quantitative

Malgré ces forces, l’histoire économique quantitative appuyée sur la science économique est contestée par nombre d’historiens. Ceux-ci lui font un certain nombre de reproches en partie liés entre eux.

En premier lieu, la déconnexion de l’histoire sociale : l’histoire macroéconomique quantitative, avec son accent sur la croissance à long terme, les transformations structurelles et leurs interactions avec la mondialisation des économies nationales est fortement coupée de l’histoire sociale au sens où on l’entendait en France durant les 30 glorieuses. Si elle demeure gardienne des ambitions globales qui étaient celles d’un Braudel, elle néglige ce qu’il appelait les " structures du quotidien ", mais aussi parfois les structures sociales, et réduit souvent les rapports de pouvoir au seul système politique. La quantification conduit, sans doute inévitablement, à une certaine abstraction et à une négligence des conditions et modes de vie (de travail, de consommation) au bénéfice des seuls niveaux de vie. Au delà, c’est l’importance de la subjectivité, des représentations et des mentalités, le rôle parfois majeur joué par des individus ou des événements locaux qui sont négligés en général par l’histoire quantitative, et qui semblent même défier toute quantification.

De fait, l’histoire quantitative utilise d’abord des catégories statistiques objectives, mais aussi abstraites et anachroniques : négligeant la dépendance de catégories comme le temps de travail, le salaire ou l’épargne envers le contexte socio-économique qui les a vu naître, elle tend pour progresser dans une comparaison entre espaces et temps différents à les supposer d’une validité universelle. Nombre d’historiens considèrent ainsi comme simplement impossible de mesurer de manière comparable la productivité du travail dans des sociétés trop différentes. On ne peut s’étonner dès lors que les données utilisées, quelqu’effort qu’il soit fait pour les valider, trouvent difficilement grâce aux yeux de tels censeurs. En effet, pour prendre un seul exemple, les quelques séries locales de salaires d’une catégorie particulière de main d’œuvre sont souvent considérées par les quantitativistes comme durablement représentatives de la productivité du travail d’une population entière. Certes, ceux-ci ne font pas mystère des hypothèses ainsi supposées satisfaites (dans ce même exemple, l’homogénéité d’un marché du travail en concurrence parfaite, qui assure la représentativité des séries locales utilisées) ; il est néanmoins légitime de les discuter, même si en tirer une remise en cause générale de leurs résultats devrait se faire au nom d’une explication alternative.

Cette remise en cause résulte cependant sans doute moins de ces limites que de la théorie générale qui organise les hypothèses ainsi faites : la théorie économique néoclassique, avec son accent sur les marchés de concurrence pure et parfaite. C’est parce qu’ils supposent souvent que les marchés fonctionnent globalement comme dans cette théorie que les tenants de la quantification macroéconomique peuvent surmonter les difficultés de la non-représentativité de leurs données, mais aussi qu’ils peuvent négliger le rôle des institutions et des politiques (qui n’apparaissent ainsi que quand ils font obstacle au bon fonctionnement des marchés qui seul garantit la croissance par l’intégration à long terme) et enfin qu’ils surmontent les difficultés de l’agrégation de comportements individuels tout en prétendant s’y référer. Leurs critiques rejettent ainsi à la fois leurs fondements théoriques individualistes et la manière simplificatrice dont les comportements collectifs sont simplement décalqués des comportements individuels, en soulignant l’importance des problèmes d’agrégation, et la nécessité qui en découle de réfléchir aux comportements ou aux réactions de collectifs variés sur des bases indépendantes des comportements individuels. Ces derniers sont d’ailleurs également discutés au nom de l’anthropologie, qui montrerait l’absence d’universalité des comportements attribués en général à l’homo economicus. Ces critiques suggèrent donc qu’une étude approfondie des comportements concrets individuels et collectifs, des institutions et de leurs interactions doit précéder la synthèse.

Enfin, une dernière critique de l’histoire économique quantitative telle qu’elle est pratiquée par les économistes porte sur le type de causalité utilisée. Les travaux d’histoire implicitement ou explicitement contrefactuelle (utilisant modélisation et simulation quantifiées) sont souvent contestés comme utilisant une conception très forte de la causalité qui n’est cohérente qu’avec une approche fortement analytique de l’histoire. La quantification de relations causales fortes explicitement séparées les unes des autres ferait obstacle aux formes synthétiques et compréhensives de l’explication historique qui s’appuient sur des causalités faibles et localisées.

3. Quelques pratiques répondant à ces critiques

Pour éviter les limites méthodologiques que nous venons de souligner, nombre d’historiens économistes éprouvent la tentation de cantonner leurs investigations à des sujets plus limités, sur lesquels des méthodes, éprouvées ou innovantes, exemptes des défauts précédents puissent être appliquées. Cette tentation est renforcée par la tendance générale déjà soulignée au retour du particulier, de l’exemplaire, du détail significatif, du subjectif, des représentations et des grands hommes dans la recherche historique, tendance qui est également bien présente en histoire économique : l’importance quantitative et intellectuelle des histoires monographiques d’entreprises, d’entrepreneurs ou d’innovations en témoigne par exemple. Si suggestives soient elles, ces monographies se heurtent à la limite symétrique de celle de l’agrégation soulignée précédemment : l’insuffisance de représentativité. Sans enquête quantifiée, portant en général sur un nombre d’indicateurs substantiel, l’accumulation de cas particuliers ne permet aucune conclusion générale (même si elle conduit souvent à en tirer, sous l’influence du talent ou des prétentions des auteurs des monographies concernées). L’histoire économique et sociale est particulièrement sensible à ce risque du fait du caractère largement quantifié de nombre des objets qu’elle étudie (productions, revenus, richesse, temps de travail,…) et du nombre des personnes dont elle cherche à comprendre l’activité.

Les historiens économistes ont donc eu tendance à concentrer leurs investigations sur les quelques objets qui ne sont sujets que modérément à ces deux risques symétriques de l’absence de représentativité d’une part et de l’agrégation indue d’autre part. Une première catégorie regroupe les institutions ou les organisations dont l'importance réduit le problème de représentativité lié à la monographie : l’étude d’une grande entreprise qui domine un secteur industriel et souvent (au moins) un bassin d’emploi  permet de tirer des conclusions relativement générales. C'est le cas d'une série de travaux depuis ceux, pionniers, de J. Bouvier sur le Crédit lyonnais ou de P. Fridenson sur Renault. Une catégorie d'objets plus importante encore contient les décisions politiques ou les institutions (souvent étatiques) qui ont un impact directement macroéconomique : politiques douanières ou fiscales, fonctionnement des administrations ou des banques centrales, etc.

Tous ces sujets sont propices à des angles de recherche variés, et à une relative harmonie entre approches qualitatives et quantitatives : portant sur des périodes de durée limitée (au plus quelques décennies), dans des contextes internationaux ou sociaux sinon stables du moins clairement caractérisables, ces travaux peuvent utiliser des catégories qui gardent un sens et permettent une quantification non sujette aux critiques citées précédemment. Ceci est vrai particulièrement des études d’institutions dont les catégories (comptables, organisationnelles) sont en général demeurées stables durablement. Les travaux récents montrent que la quantification permet d'élaborer des compléments souvent indispensable aux approches plus qualitatives. L'exemple des relations monétaires internationales permet de le montrer : quelques grands banquiers privés, puis à partir du XIXe siècle quelques banquiers centraux jouent un rôle dominant dans leur fonctionnement. L'étude détaillée des archives de ces personnages permet de comprendre une partie importante des déterminants de leurs comportements et des conséquences qu'ils en prévoient. Elle ne suffit pas à mesurer l'impact réel de leurs actes, et doit être complétée par une étude quantifiée. C'est ainsi en mesurant quantitativement les conditions de la stabilité du système bimétallique (qui domine l'Europe jusqu'à 1870) que l'on peut comprendre et comparer l'impact précis des chocs sur l’offre de métaux précieux ou des politiques (de la Prusse ou de la Banque de France) qui y mettent fin (cf. les travaux de Marc Flandreau).

De même, l'étude qualitative précise des débats sur la politique douanière permet de comprendre les principales raisons du protectionnisme ou du libre-échange. Mais la seule existence de législations restrictives ou de "coups d'état douaniers" ne permet pas d'affirmer la réalité du protectionnisme, encore moins de le comparer entre pays et d'en estimer l'impact. Les débats qui ont suivi le livre de P. Bairoch affirmant l'utilité du protectionnisme pour la croissance économique dans le monde du XIXe siècle ont montré la nécessité et les difficultés de mesures fines de la protection, et abouti parfois à des résultats paradoxaux : ainsi de la relative moindre protection de l'économie française par rapport à l'anglaise pendant une bonne partie du siècle du fait en particulier de l'importance de certains droits d'accise en Angleterre, droits dont l'impact n'était pas que fiscal comme en témoignent leurs effets bien mesurables sur l'activité viticole en France ou sur celle de la brasserie au Royaume-Uni (John Nye).

Ces quelques exemples témoignent de la créativité et de l'intérêt de travaux articulant quantification et réflexion historique autour de catégories proprement historiques. Il reste que pour nombre de sujets les solutions pour surmonter les problèmes de représentativité et d’agrégation doivent encore être inventées. Certaines sont néanmoins en cours d'exploration.

4. Quelques pistes pour un renouvellement de l’histoire quantitative

Une rupture méthodologique majeure – mais dont la porté n’est pas encore entièrement perçue – est introduite dans l’histoire économique et sociale quantitative par la micro-informatique et les logiciels de bases de données. En effet, ces innovations techniques extérieures à la pratique historienne traditionnelle ont pour effet de créer des possibilités nouvelles d’articuler les données individuelles et les généralisations à des échelles supérieures : au lieu d’être contraint par une analyse préalable et limitée (qui impliquait en quelque sorte de plaquer une théorie antérieure sur des données afin de construire des agrégats parfois non pertinents a posteriori), l’historien peut désormais explorer une base de données dans des dimensions multiples, construire de nouvelles catégories, enrichir ses données et remettre en cause de manière continue ses propres hypothèses et résultats. Si des catégories agrégées sont encore importantes dans les formes traditionnelles d’expression et de publication, elles peuvent désormais être construites au fur et à mesure de l’analyse ; à la limite, si l’on s’intéresse aux comportements des unités individuelles (ménages imposables, producteurs, communes, etc…), elles ne sont plus nécessaires et peuvent céder la place à un examen statistique ou économétrique direct des données individuelles dont la richesse en terme d’analyse causale ou même descriptive est sans comparaison. Cet examen peut être enrichi à tout moment par apport de nouvelles données ou reformulé par la confrontation à de nouvelles problématiques sans que le travail antérieur soit remis en cause entièrement, ce qui permet d’envisager une cumulativité sans précédent du travail historique. Bientôt, de nouvelles formes de publication et de diffusion permettront une confrontation de problématiques beaucoup moins dépendante des catégories et des concepts créés par un chercheur particulier.

Prenons un exemple du changement ainsi introduit : les travaux de Pierre Chaunu sur le rôle de Séville dans le commerce atlantique ont permis l’accumulation d’une quantité impressionante de données statistiques, qui ne purent guère être exploitées du fait de leur soumission à une problématique unique. De même, les travaux d’histoire régionale des années 1960 visaient à comprendre l’histoire de France comme addition de coups de projecteurs régionaux menés selon des méthodologies similaires. En pratique, la coordination ne fut jamais telle que des comparaisons précises fussent possibles. Surtout, chaque travail régional s’organisait selon une problématique qui perdait beaucoup de son sens à l’échelle nationale, où les perspectives sont nécessairement différentes. Seules des données construites d’une manière qui permît une reformulation complète de la problématique auraient résolu, au moins partiellement, ce dilemme ; ceci n’était sans doute pas possible avant les technologies nouvelles. Dernier exemple : l’analyse des comportements d’épargne de la bourgeoisie française du XIXe siècle menée par Adeline Daumard et une véritable équipe de chercheurs à partir de données individuelles sur les héritages (les inventaires après décès) ne peut que difficilement être dépassée du fait que les données considérables accumulées ne furent pas intégrées au niveau individuel dans des bases de données qui permissent leur intégration à des recherches selon des problématiques différentes (par exemple en fonction de catégories familiales, de rôles sociaux autres que les catégories socio-professionnelles utilisées, etc…). Une reformulation de telles problématiques dépend donc encore de la construction de nouvelles données.

A l’inverse, une série de travaux récents montrent que la quantification n’empêche pas une véritable historicisation des catégories, et que cette dernière n'interdit nullement le recours aux appareils théorique de la science économique. L’historiographie française, qui par tradition tend à privilégier l'historicité des catégories et une quantification surtout illustrative doit donc désormais se tourner vers une quantification plus lourde et systématique et vers la formalisation théorique qui devient de plus en plus nécessaire à l’utilisation de données quantifiées.

C’est ainsi un changement méthodologique qui doit permettre de renouveler certaines problématiques. Le recours à des données individuelles utilisées dans des dimensions multiples grâce à des méthodes quantitatives pourtant simples permet à Catherine Omnès d’enrichir substantiellement l’historiographie du travail féminin dans l’entre-deux-guerres. Il en est de même de l’ouvrage de Peter Scholliers sur l’entreprise textile Voortman dont la totalité du personnel est " mise en fiche " par l’historien après l’avoir été par le patron, au plus grand bénéfice de la compréhension de multiples dimensions de son existence quotidienne ou des relations professionnelles.

Une autre étape peut être franchie en intégrant la formalisation économique à la quantification. Tel est – plus que sa thèse provocante – le principal apport de Philip Hoffman dans son ouvrage sur l’agriculture française de l’époque moderne, qui montre en premier lieu qu'un grand nombre d'explications sont compatibles avec les chiffres agrégés, peu nombreux et peu fiables au demeurant, qui étayaient les théories de l'immobilisme de l'agriculture française à l'époque moderne ; ensuite, symétriquement, que les innombrables études locales ne sont pas comparables entre elles faute d’une méthode suffisamment unifiée. Il utilise des modèles économiques simples et des hypothèses explicites (et donc ouvertes à la critique) pour estimer quantitativement la croissance de la productivité dans l’agriculture française, travail jamais réalisé auparavant de manière rigoureuse faute d’une méthode précise. Cette méthode permet l’utilisation et la comparaison de données déjà connues utilisées jusque là de manière dispersée, et une cumulativité des résultats par l’intégration de nouvelles données dans le futur.

La quantification favorise ainsi le travail collectif, et donc la réalisation d’enquêtes interdites au chercheur isolé, mais devrait aussi favoriser à terme, avec la mise en réseau de bases de données correctement documentées, la remise en cause de travaux antérieurs de l’intérieur même de leur documentation (naturellement complétée et enrichie par le contestataire), dans un travail collectif non coordonné directement mais néanmoins plus efficace que la trop fréquente juxtaposition d’arguments se référant à des archives non directement comparables et s’appuyant sur des méthodes différentes qui prévaut jusqu'à présent. De premiers exemples apparaissent de bases de données rendues disponibles par des chercheurs conscients de la multiplicité des analyses qui peuvent en être tirées ; ainsi les recensements industriels français du XIXe ont été récemment présentés et publiés sur CD Rom, ouvrant la voie à des utilisations variées (Chanut & alii, 2000).

Certes, l’utilisation massive de données individuelles permise par la micro-informatique n’est en aucun cas une garantie de renouvellement des problématiques et des concepts. Si des problématiques anciennes peuvent garder un intérêt, et justifier des investissements dans l’amélioration des données statistiques correspondantes (par exemple les grandes catégories de la comptabilité nationale rétrospective, très inégalement connues selon les pays), il est essentiel de laisser l’innovation conceptuelle se développer. La quantification est loin d’être un obstacle en la matière. Un exemple en est donné par l’ouvrage récent de Philip Hoffman, Gilles Postel-Vinay et Jean-Laurent Rosenthal, Des marchés sans prix, qui renouvelle nombre de problématiques en s’appuyant sur une quantification rigoureuse. Ainsi, à partir d’archives notariales connues de longue date mais exploitées pour la première fois aussi systématiquement, ces auteurs sont en mesure de reconstituer à la fois le fonctionnement institutionnel et l’importance quantitative des marchés privés et publics du crédit à long terme en France de la fin du XVIIe au début du XIXe siècles. Cela leur permet de renouveller l’analyse du rôle socio-économique de ce marché du crédit et celle d’épisodes tels que la banqueroute de Law ou que les assignats en clarifiant – par exemple – les rôles respectifs des conflits politiques intérieurs ou extérieurs et des différents intérêts privés concernés. Ce travail n’aurait pas été possible – ou convaincant – sans le souci méthodologique qui l’anime (ainsi des comparaisons entre les différents marchés locaux étudiés) et la réflexion sur les catégories de crédit que lui permet l’utilisation distanciée de la théorie économique la plus récente.

La quantification, bien utilisée, peut ainsi permettre d’enrichir la recherche historique ; elle peut aussi faciliter l’introduction de formes nouvelles d’argumentation avec l’économétrie, qui permet d’examiner des hypothèses causales en tenant compte de manière très systématique des autres déterminants d’un phénomène et des interactions entre ceux-ci et les causes envisagées, et donc de hiérarchiser un univers d'explications enchevêtrées et inégalement importantes. En ce domaine, les progrès considérables réalisés dans les dernières décennies ont permis d’échapper aux simplismes des causalités uniques et linéaires qui avaient justement conduit au doute sur l’usage de certaines méthodes quantitatives dans le passé. L’économétrie des séries temporelles implique des précautions d’usage qui la rendent rarement utilisables par les historiens ; en revanche, la puissance des ordinateurs permet la pratique aisée de l’économétrie en coupe transversale sur des échantillons d’individus importants, et mieux encore celle des données de panel (qui superposent deux dimension, suivant dans le temps des échantillons d’individus, et permettant donc d’examiner des causalités en tenant compte des caractéristiques individuelles ou de celles de groupes d’individus, ou des transformations de structure dans le temps). Contrairement à des idées parfois reçues, ces techniques n'impliquent nullement le recours systématique à l’individualisme méthodologique (même si naturellement elles impliquent de réfléchir aux comportements et réactions des " individus " examinés, qui peuvent en revanche être des entreprises comme des familles), ni la contestation du rôle des institutions ou des contraintes sociales, dont il peut au contraire permettre de mieux comprendre l’interaction avec les comportements individuels. L'impact le plus important du développement de l'économétrie et des autres méthodes quantitatives comme la simulation est moins de remettre en cause le travail de l'historien que de lui fournir des moyens supplémentaires d'argumentation, dont la technicité peut le pousser à recourir plus souvent à la collaboration d'économistes ou de statisticiens spécialisés. Seule une initiation dès l'enseignement secondaire aux pièges mais aussi aux vertus de la quantification permettra aux futurs chercheurs de l'aborder sans les craintes ou les illusions qui sont trop souvent présentes aujourd'hui. Quant à l'Université, elle doit construire des moyens pour enseigner l'utilisation des techniques quantitatives aux étudiants sans formation mathématique ou statistique approfondie, moyens dont on peut en outre espérer qu'ils favorisent les relations entre les disciplines des sciences sociales qui auraient un usage commun de la quantification.

Conclusion

Plutôt que de la critiquer ou de l'aduler, les historiens doivent s'approprier la quantification. Ils savent mieux que quiconque exposer les questions d'échelle spatiale, sociale ou temporelle qu'elle implique, souligner les conditions socio-politiques de sa mise en œuvre. Ils doivent aussi la pratiquer. La quantification n’a naturellement pas vocation à remplacer d’autres formes d’enquête historique, mais elle ne saurait en revanche être a priori exclue d’aucun domaine, tant les opinions, les anticipations, les goûts peuvent être également mesurés, directement ou indirectement.

A l'heure où les données produites par la société et par les historiens se multiplient quantitativement dans des proportions inédites, l'usage des méthodes quantitatives est de plus en plus nécessaire: elles seules permettent d'abréger partiellement le long chemin de l'érudition et de la synthèse individuelle dont même l'espérance de vie croissante des chercheurs ne permet pas d'espérer qu'il puisse encore être parcouru avec la même efficacité que par le passé. Elle modifiera sans doute le métier d'historien, conduisant par exemple nécessairement à une réflexion renouvelée sur les rôles respectifs des méthodes analytiques et synthétiques en histoire. Mais le progrès de la réflexion historique dépendra sans doute de la capacité des historiens à affronter positivement le défi qu'elle représente et à l'intégrer harmonieusement à leurs outils.
 
 

Références

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