par Pierre-Cyrille Hautcoeur
La France s'engage, en ce moment, dans une impasse périlleuse. D'un côté, elle remet en cause - au moins de fait - un traité majeur de l'Union européenne (UE), au nom de priorités budgétaires intérieures souvent légitimes mais parfois discutables. En même temps, elle prétend rester le moteur de la construction européenne, voire donner des leçons de savoir-vivre aux futurs arrivants.
Discuter les défauts du traité de Maastricht était
pertinent avant son adoption. Le remettre en cause aujourd'hui est contre-productif,
car mène à la hausse des taux d'intérêt de marché
et au raidissement de la politique monétaire. On sait d'ailleurs
que les déficits budgétaires sont désormais moins
efficaces pour relancer l'économie que pour imposer (via des baisses
d'impôt) des réductions de dépenses publiques, tandis
qu'une relance monétaire ne pourrait se faire qu'au niveau européen.
Elle ne serait d'ailleurs concevable que si une véritable politique
européenne existait. L'obstacle, ici, n'est pas le traité
de Maastricht mais l'absence de pouvoir politique fort, et l'absence de
forces politiques et sociales organisées au niveau européen.
Une initiative budgétaire franco-allemande pour l'Europe est
envisagée. Comme "politique de grands travaux", elle n'aboutira
pas, car nos partenaires ne voudront pas payer pour les "mauvais élèves"
français et allemands, et surtout parce qu'ils ne croient plus guère
aux mérites de la relance budgétaire. Ou plutôt, une
telle initiative ne serait acceptable - par les gouvernements comme par
les marchés - que si elle s'accompagnait d'un projet politique explicite.
Si la France, l'Allemagne, et d'autres pays, veulent retrouver un rôle
d'initiateur dans la construction européenne, elles doivent donc
convaincre par un projet politique et non par des diktats. Non en affaiblissant
l'Europe mais en la renforçant. Si nous ne voulons pas d'une Europe
purement commerciale, n'espérons pas sournoisement que l'Europe-puissance
naisse de la multiplication de directives qui visent davantage la construction
d'un pouvoir administratif que celle d'une véritable union entre
les Européens. Et prenons au sérieux un principe de subsidiarité
que l'on bafoue constamment en laissant aux Etats la décision concernant
les principaux biens collectifs globaux (la défense, la recherche,
l'environnement, sans parler de la monnaie, aujourd'hui exclue du politique)
: l'UE, comme pouvoir politique doit assumer les fonctions essentielles
d¹un pouvoir de type fédéral ou se condamner à
devenir une bureaucratie toute puissante sans projet politique ni légitimité
démocratique.
Il pourrait exister une manière de trancher le noeud gordien de la contradiction entre contrainte budgétaire et construction européenne. Imaginons le scénario suivant. Le 1er décembre, suite à un sommet franco-belgo-allemand exceptionnel, une initiative est annoncée qui doit déboucher sur un nouveau traité : une Union européenne de défense (UED) est créée entre les trois pays, avec autorité sur l'ensemble de leurs forces armées, y compris la force de frappe française. Ouverte à l'ensemble des Etats membres, elle a vocation à devenir un des piliers de l'Union.
Les forces armées françaises, belges et allemandes sont mises sous commandement unique, les budgets militaires sortis des budgets nationaux et fondus en un budget unique. Ce dernier est alimenté par les budgets nationaux à hauteur de 1 % du produit intérieur brut (PIB) chaque année. Le solde (pour 2004, 1,5 % du PIB français, 0,5 % de l'allemand, un peu moins pour la Belgique) devra être financé par un impôt spécifique levé par les Etats mais à l'échelle de l'UED et selon des principes homogènes. A court terme, l'UED financera ce solde (de l'ordre de 35 milliards d'euros en 2004) par un endettement garanti conjointement et solidairement par les trois pays. Corollaire de ces transferts de compétences : les budgets nationaux de la France et de l'Allemagne voient leurs déficits diminués de 1,5 % et 0,5 % de leurs PIB respectifs, du fait de la réduction des dépenses militaires inscrites au budget, ce qui les ramène dans les limites fixées par le traité de Maastricht.
Un tel scénario, évidemment améliorable, présenterait plusieurs vertus. Il constituerait, d'abord, une avancée majeure vers l'Europe politique, en transférant au niveau européen l'attribut régalien par excellence qu'est la défense, ainsi qu'une partie du pouvoir fiscal. Un demi-siècle après le rejet par le Parlement français du traité de la Communauté européenne de défense, l'Europe reprendrait donc un élan non plus pour annihiler les pouvoirs antagonistes de ses propres armées (comme envisagé en 1954) mais pour leur redonner une capacité d'action au service de desseins communs.
Deuxième vertu, une défense commune permettrait des économies d'échelle considérables, bien au-delà des programmes réalisés conjointement depuis trente ans. Bien public par excellence, elle pourrait, à coûts constants ou moindres, égaler les capacités technologiques et d'intervention des Etats-Unis.
Troisième avantage, la création d'une nouvelle institution européenne résoudrait la contradiction entre déficit budgétaire et avancée européenne en Allemagne et en France, en dépassant la logique comptable de Maastricht, sans remettre en cause, pour autant, sa logique économique qui vise à empêcher un Etat de faire payer ses dépenses par les autres. Il mettrait en évidence le rôle de la défense commune dans les déficits budgétaires de l'Allemagne et de la France, et appellerait donc les autres Etats désireux de se joindre à l'UE nouvelle à participer financièrement au bien commun, à hauteur de leur capacité économique.
Dernier avantage, la création de l'UED imposerait une remise en cohérence des institutions européennes. Nombre de commentateurs ont déjà affirmé que seule une initiative d'un petit nombre de pays, ouverte aux autres naturellement, pouvait encore faire avancer une Europe qui souffre de sa taille et d'une règle d'unanimité inévitable pour les questions vitales comme celle-ci. L'obstacle à cette démarche tient à ce que les initiateurs sont aisément soupçonnés de façonner à leur avantage l'UE ainsi modifiée. La proposition faite ici limite ce risque, car si les pays initiateurs ne sont pas rejoints par les autres, l'UE pourra refuser de considérer l'UED comme une personnalité budgétaire autonome, et ses créateurs devront réintégrer, de fait, leurs dépenses militaires dans leurs budgets nationaux. D'autre part l'engagement des initiateurs est important, financièrement et politiquement, avec la mise en commun d'une partie de la fiscalité et de la force de frappe française, garantie que la France « rentre dans le rang » dans cette union politique. Le choix de la Grande-Bretagne, déjà tirailllée entre l'UE et la zone euro, permettra de clarifier son engagement européen et conditionnera une véritable union politique.
Le moment est venu de lancer ce type de démarche. Les Européens
y sont préparés grâce aux premiers pas franchis par
la France et l'Allemagne depuis quelques mois, parfois avec la Belgique.
Face au risque du déclin et aux crises, de nouveaux horizons peuvent
être inventés. Celui d'une UE politique qui s'articule avec
l'Union économique sans la remettre en cause, est un projet susceptible
de mobiliser les Européens. Puisse-t-il éviter des replis
source de conflits futurs.
Le Monde Economie, 23 septembre 2003