David
Warsh, Knowledge and the wealth of nations. A story of economic
discovery,
Norton, 2006
David Warsh, longtemps auteur d’une excellente chronique au
Boston Globe sur les développements récents de la
recherche en sciences
économiques – d’un professionnalisme et d’une efficacité
qui n’ont
malheureusement pas d’équivalent en France à ma
connaissance –, propose un
livre qui synthétise sa réflexion et l’état du
savoir sur les liens entre
savoir et richesse des nations. L’ouvrage consiste à la fois en
une exposition
de l’histoire des idées économiques sur la croissance et
son articulation avec
l’innovation (et plus largement le savoir), et en une réflexion
sur
l’organisation et les méthodes de la recherche en sciences
économiques
aujourd’hui.
Ainsi, l’ouvrage commence par un récit de l’organisation des sciences économiques comme discipline (aux Etats-Unis), en s’appuyant en particulier sur le récit d’un des congrès de l’American Economic Association qui lui permet d’illustrer par de vivantes anecdotes nombre de ses explications. Il développe à plusieurs reprises des considérations claires et convaincantes sur le rôle des mathématiques dans le progrès des sciences économiques, à la fois pour la clarification des débats, comme langage commun et comme instrument nécessaire à la compréhension des interactions entre les multiples relations qui unissent différentes dimensions de l’économie (sans parler de la dimension statistique, pas vraiment intégrée à la discussion mais en réalité également essentielle). Ces éléments sont développés aux chapitres 3, 6, 8 et 9 en particulier (ce dernier s’intitule « math is a language »).
Par ailleurs, le fil essentiel de l’histoire qui
est contée
est donné dans le chapitre 4, qui expose clairement la tension
entre les deux
facettes de l’œuvre d’Adam Smith : la main invisible (le
caractère
efficace des marchés libres) et la manufacture d’épingle
(où l’innovation
conduit au monopole). La thèse qui émerge est que
l’histoire des sciences
économiques est pour une large part la tentative de
résoudre cette tension. Les
chapitres suivants explicitent cette tension et racontent son histoire.
L’économie
« classique » (jusqu’à Stuart Mill) est en
effet d’abord centrée sur
l’analyse de marchés concurrentiels dont on comprend rapidement
qu’ils reposent
sur des rendements décroissants, ce qui en terme de
théorie de la dynamique de
la production à long terme mène à l’état
stationnaire (relation explicitée dès
Ricardo). Le développement néoclassique approfondira
cette théorie sans la
remettre en cause. A l’opposé, l’idée de rendements
croissants liés au progrès
du savoir, qui est en germe chez A. Smith, peine à se refaire
une place au 19e
siècle (malgré des – ou à cause de –
défenseurs comme Marx ou Sismondi),
ré-émerge en position mineure chez Marshall, et ne
retrouve une certaine
importance que dans l’entre-deux-guerres, quand l’importance des
phénomènes
monopolistiques et leurs liens avec l’innovation (chemins de fer,
électricité,
radio, etc) amène à reprendre cette question.
Malheureusement, la crise de 1929
et l’émergence de la théorie keynésienne, puis
après-guerre, autour de
Elle ne revient qu’après un long détour. Celui-ci commence par la réintroduction de la question de la croissance à long terme par R. Solow. Celui-ci évite cependant la question des rendements croissants en considérant le progrès technique comme totalement indépendant de l’organisation de la production, comme une manne tombant du ciel et permettant d’améliorer la productivité de l’économie sans mettre en cause la concurrence supposée y régner (ch. 11). La discussion sur les origines du progrès technique, qui apparaît à la mesure comme un déterminant majeur de la croissance, se développe dès les années 1960, et conduit à la renaissance de la réflexion sur les externalités et les rendements croissants.
L’auteur n’hésite pas à s’éloigner de son sujet pour décrire de manière plus exhaustive la « planète des économistes » (ainsi les chapitres 12-13 sur la naissance de la théorie de l’équilibre général et sur les anticipations rationnelles), et parfois viole la chronologie (l’ordre du récit des chapitres 10-13).
La deuxième partie présente les développements de l’analyse économique depuis les années 1970. De nombreux petits chapitres racontent une série d’articles marquants, organisés toujours autour de la question de l’articulation entre croissance, concurrence et rendements croissants. Ainsi, le chapitre 14 raconte la synthèse des rendements croissants et de la concurrence réalisée par Paul Krugman en 1979-1981 en appliquant la théorie de la concurrence imparfaite au commerce international, synthèse qui marque la première étape d’une réconciliation que P. Romer intégrera à la théorie de la croissance. Les chapitres suivants sont consacrés à celle-ci, avec les deux étapes que sont dans la mise en place de la théorie de la croissance endogène par Romer le modèle de croissance avec externalités puis le modèle de croissance avec nouveaux produits et concurrence imparfaite. L’articulation de ces travaux avec ceux de l’historien Paul David (la parabole du clavier QWERTY), de Robert Lucas (théorie de la croissance et trajectoires divergentes des nations) est bien mise en évidence. C’est tout le bouillonnement intellectuel autour des concepts d’externalités, de non-convexité, d’équilibres multiples, de sentiers de croissance… qui est restitué par le récit coloré de Warsh. Les tentatives de travail empirique sont aussi racontées en passant, par exemple l’aventure des Penn World Tables fournissant la base de données sur la croissance la plus utilisée du monde, ou l’histoire de l’éclairage et des incroyables progrès de productivité qu’elle connut comme le raconte W. Nordhaus (ch. 24).
Le dernier chapitre boucle élégamment l’ouvrage en racontant comment P. Romer se tourne, peu après sa grande période de recherche théorique, vers l’édition électronique, ou plus exactement vers l’innovation pédagogique en matière d’économie à travers internet. Partant du récit de la succession des grands manuels qui ont influencé des générations d’étudiants en économie (d’Adam Smith lui-même à P. Samuelson en passant par D. Ricardo, J. Stuart Mill et A. Marshall), l’auteur reprend le récit des grandes messes de promotion de manuels que sont aussi les congrès d’économie, et raconte les ambitions et les luttes des différents grands économistes des années 1990 (et de leurs éditeurs) pour reprendre le succès d’influence (et de fortune) de P. Samuelson, qui illustre bien l’importance des économies d’échelle dans le production du savoir. Comme P. Romer se tourne vers l’édition, l’auteur de l’ouvrage conclut en insistant sur l’importance des politiques éducatives et de la recherche comme moteur de la richesse des nations.
Le livre est agréable à lire, écrit d’une manière vivante (anecdotes, éléments biographiques sur tous les grands personnages suivis, descriptions du milieu scientifique dans ses petits et grands côtés, le tout bien articulé au thème principal), très bien documenté et globalement convainquant (même si on peut discuter un certain nombre de détails ou de thèses). Une force du livre est de tenter de convaincre le lecteur du caractère nécessaire et productif intellectuellement de la forte technicité et de la forte formalisation mathématique de l’économie moderne, spécialement théorique ; le paradoxe est que l’auteur affirme cette nécessité tout en se cantonnant lui-même à un récit simple (ce qui peut empêcher de bien percevoir le sens profond de certaines innovations théoriques). L’ouvrage porte principalement sur la théorie économique, et les liens de celle-ci avec la réalité économique sont notés en passant mais pas considérés comme essentiels (puisqu’en un sens, la difficulté à résoudre est dans la tension entre deux concepts majeurs qui sont tous deux déjà présents chez Adam Smith). Un défaut est le caractère exagéré – même si peut-être nécessaire à l’efficacité narrative – du rôle attribué à Paul Romer dans l’évolution non seulement de la théorie de la croissance, mais aussi de la théorie économique dans son ensemble. Cela confinerait aux vieilles histoires des sciences centrées sur des biographies de génies si l’auteur n’avait pas trop d'intérêt pour les développements de la dismal science pour ne pas en connaître le caractère profondément collectif.
Le livre, enfin, illustre splendidement le caractère totalement américain des débats actuels en sciences économiques : pratiquement tous les économistes contemporains mentionnés sont américains, au moins d'adoption. Le lecteur européen y découvrira avec effroi, s'il n'en avait pas conscience, le provincialisme des Européens (comme des autres non-américains) dans la construction du savoir actuel sur le monde ; et réfléchira peut-être aux conséquences que cela peut avoir pour l’autonomie et la cohérence de la prise de décision politique en Europe.