Compte rendu par Pierre-Cyrille Hautcoeur, Université
d'Orléans et DELTA, à paraître dans Annales,
histoire, sciences sociales.
Stuart Banner, professeur de droit à l’Université Washington
de St Louis, nous propose un livre sur l’histoire de la réglementation
du marché des titres financiers en Grande-Bretagne puis aux Etats-Unis.
Chronologiquement, il s’étend de l’apparition d’un marché
des titres en Angleterre à la libéralisation qui a lieu en
1858-1860 avec l’abrogation du Barnard’s Act en Angleterre et du New-York
stockjobbing Act, libéralisation qui reconnaît la validité
d’un ensemble de transactions auparavant non reconnues et qui constitue
l’aboutissement d’une remise en cause progressive de la pensée juridique
du XVIIIe siècle anglais.
Le premier chapitre traite des premières attitudes à
l’égard du marché financier naissant dans l’Angleterre des
années 1690-1720. Le deuxième chapitre traite de la bulle
de la South Sea Company et de ses retombées sur les mentalités
économiques. Le troisième chapitre étudie la réglementation
des titres en Angleterre au XVIIIe siècle. L’auteur traverse ensuite
l’Atlantique et abandonne la Grande-Bretagne, qui apparaît ainsi
traitée comme source de nombre de développements américains
plus que pour elle-même. Le chapitre 4 traite des premières
attitudes à l’égard des titres aux Etats-Unis (1720-1792),
avant l’apparition d’un marché des titres local puis lors de ses
premiers développements liés à la Révolution.
Le cinquième chapitre examine la réglementation américaine
mise en place peu après l’indépendance, en réaction
principalement au développement du marché des titres publics
et au krach de 1792 (1789-1800). Le chapitre 6 examine l’évolution
des attitudes envers le marché des titres à mesure de son
développement jusqu’à 1860, ce qui débouche sur l’étude
de l’évolution de sa réglementation au chapitre 7. Enfin,
le chapitre 8 s’intéresse à l’auto-régulation réalisée
par les agents de change new-yorkais entre 1791 et 1860, auto-régulation
qui correspond à une faible intervention des juges et du législateur
dans les opérations financières.
L’auteur montre que les grandes critiques adressées aux marchés
financiers n’ont pas changé depuis leur apparition. Les quatre principales
sont les suivantes: le marché financier permettrait plus facilement
qu’aucun autre à certains agents d’abuser des autres par des fausses
informations ou des coalitions; l’activité financière serait
en soi moins productive que les activités réelles, dont elle
détournerait indûment des ressources; le développement
des marchés financiers serait une menace à la stabilité
politique en créant des intérêts antagonistes cherchant
chacun à contrôler l’Etat en sa faveur (antagonisme spécialement
clair entre créanciers de l’Etat et payeurs des impôts); elle
minerait également la stabilité sociale en incitant au jeu
et en créant une circulation artificielle et excessive entre les
classes de richesses différentes. Ces critiques réapparaissent
avec force après chaque période de fluctuations brutales
du marché. Elles conduisent invariablement aux mêmes propositions
de réglementation (limitation des opérations aux détenteurs
de licences, taxation ou limitation des opérations, interdiction
de certaines opérations), qui sont presque toujours abandonnées,
les deux exceptions étant les déclarations d’invalidité
des opérations à terme et optionnelles contenues dans les
deux lois précitées (votées respectivement en 1734
et 1792).
A l’opposé de cette permanence, mais moins étudiés
par l’auteur car non spécifiques aux marchés financiers,
les arguments en faveur du libre jeu du marché se sont améliorés
avec le temps, à mesure de la meilleure compréhension par
les économistes de l’existence d’une utilité de l’échange
comme jeu à somme non nulle. On pourrait penser que c’est le contraste
entre la stagnation des arguments contre les marchés financiers
et l’amélioration des arguments en leur faveur qui explique que
le XIXe siècle libéral ait vu une diminution de la réglementation
des marchés financiers. Ce n’est pas le cas comme le montrera la
résurgence des mêmes arguments au XXe siècle avec le
renouveau réglementaire que l’on sait. En fait, les juges anglais
comme américains sont dès le XVIIIe siècle largement
favorables à une interprétation libérale des lois,
et précèdent la déréglementation de 1858 dans
la reconnaissance implicite de la capacité du New-York Stock Exchange
à assumer de manière autonome la police du marché.
La thèse principale du livre consiste ainsi largement à
montrer qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil des marchés financiers,
que ce soit en matière de mentalités de l’opinion à
leur égard ou d’instruments de réglementation. L’auteur propose
aussi à partir de cette histoire une position qu’il veut moyenne
dans le débat sur le caractère externe ou interne du développement
juridique: aux origines (au XVIIe siècle) la réglementation
serait apparue en réponse à des événements
exogènes (spécialement les krachs financiers); plus tard,
juges et législateurs auraient essentiellement repris et adapté
les anciennes réglementations, ce qui justifierait une interprétation
en terme d’évolution interne de la réglementation.
Le livre fait preuve d’une grande érudition, et va chercher
les commentaires des contemporains sur le fonctionnement des marchés
financiers aussi bien dans la littérature que dans la législation
ou la jurisprudence. Malgré un long avertissement méthodologique
sur l’usage de différentes sources pour l’histoire des mentalités,
l’utilisation de sources autres que juridiques reste dans tout l’ouvrage
assez conventionnelle. Il est difficile de considérer ce livre comme
relevant réellement de l’histoire des mentalités, car il
n’établit presque aucun lien entre les mentalités économiques
en général (ni a fortiori en d’autres domaines) et les attitudes
à l’égard des titres. Par exemple, on peut s’attendre à
ce que la demande de réglementation financière fluctue avec
l’attitude envers l’intervention de l’Etat en général, ce
qui n’est pas envisagé. Les causes des transformations des mentalités
sont également largement négligées (en dehors de constats
comme le lien entre baisse des cours et regain d’hostilité envers
la finance). L’auteur s’en tient d’ailleurs constamment à une définition
stricte de la réglementation des titres et exclut explicitement
d’envisager des domaines cependant proches et sans doute potentiellement
éclairants comme la réglementation des sociétés
ou celle des marchés de marchandises. Enfin, son ouvrage ne présente
pas d’analyse du processus historique de décision lors de la mise
en place des réglementations, ni d’étude de leur impact sur
le fonctionnement des marchés concernés.
On en concluera que tout en couvrant sans doute exhaustivement son
sujet, ce livre n’apporte guère que des détails à
la compréhension de l’évolution juridique, des mentalités
économiques ou de l’histoire des marchés financiers.