Stuart BANNER, Anglo-American Securities Regulation. Cultural and Political Roots, 1690-1860, Cambridge UP, 1998, xviii + 318 pp., bibliographie, index.
 

Compte rendu par Pierre-Cyrille Hautcoeur, Université d'Orléans et DELTA, à paraître dans Annales, histoire, sciences sociales.
 
 

Stuart Banner, professeur de droit à l’Université Washington de St Louis, nous propose un livre sur l’histoire de la réglementation du marché des titres financiers en Grande-Bretagne puis aux Etats-Unis. Chronologiquement, il s’étend de l’apparition d’un marché des titres en Angleterre à la libéralisation qui a lieu en 1858-1860 avec l’abrogation du Barnard’s Act en Angleterre et du New-York stockjobbing Act, libéralisation qui reconnaît la validité d’un ensemble de transactions auparavant non reconnues et qui constitue l’aboutissement d’une remise en cause progressive de la pensée juridique du XVIIIe siècle anglais.
Le premier chapitre traite des premières attitudes à l’égard du marché financier naissant dans l’Angleterre des années 1690-1720. Le deuxième chapitre traite de la bulle de la South Sea Company et de ses retombées sur les mentalités économiques. Le troisième chapitre étudie la réglementation des titres en Angleterre au XVIIIe siècle. L’auteur traverse ensuite l’Atlantique et abandonne la Grande-Bretagne, qui apparaît ainsi traitée comme source de nombre de développements américains plus que pour elle-même. Le chapitre 4 traite des premières attitudes à l’égard des titres aux Etats-Unis (1720-1792), avant l’apparition d’un marché des titres local puis lors de ses premiers développements liés à la Révolution. Le cinquième chapitre examine la réglementation américaine mise en place peu après l’indépendance, en réaction principalement au développement du marché des titres publics et au krach de 1792 (1789-1800). Le chapitre 6 examine l’évolution des attitudes envers le marché des titres à mesure de son développement jusqu’à 1860, ce qui débouche sur l’étude de l’évolution de sa réglementation au chapitre 7. Enfin, le chapitre 8 s’intéresse à l’auto-régulation réalisée par les agents de change new-yorkais entre 1791 et 1860, auto-régulation qui correspond à une faible intervention des juges et du législateur dans les opérations financières.
L’auteur montre que les grandes critiques adressées aux marchés financiers n’ont pas changé depuis leur apparition. Les quatre principales sont les suivantes: le marché financier permettrait plus facilement qu’aucun autre à certains agents d’abuser des autres par des fausses informations ou des coalitions; l’activité financière serait en soi moins productive que les activités réelles, dont elle détournerait indûment des ressources; le développement des marchés financiers serait une menace à la stabilité politique en créant des intérêts antagonistes cherchant chacun à contrôler l’Etat en sa faveur (antagonisme spécialement clair entre créanciers de l’Etat et payeurs des impôts); elle minerait également la stabilité sociale en incitant au jeu et en créant une circulation artificielle et excessive entre les classes de richesses différentes. Ces critiques réapparaissent avec force après chaque période de fluctuations brutales du marché. Elles conduisent invariablement aux mêmes propositions de réglementation (limitation des opérations aux détenteurs de licences, taxation ou limitation des opérations, interdiction de certaines opérations), qui sont presque toujours abandonnées, les deux exceptions étant les déclarations d’invalidité des opérations à terme et optionnelles contenues dans les deux lois précitées (votées respectivement en 1734 et 1792).
A l’opposé de cette permanence, mais moins étudiés par l’auteur car non spécifiques aux marchés financiers, les arguments en faveur du libre jeu du marché se sont améliorés avec le temps, à mesure de la meilleure compréhension par les économistes de l’existence d’une utilité de l’échange comme jeu à somme non nulle. On pourrait penser que c’est le contraste entre la stagnation des arguments contre les marchés financiers et l’amélioration des arguments en leur faveur qui explique que le XIXe siècle libéral ait vu une diminution de la réglementation des marchés financiers. Ce n’est pas le cas comme le montrera la résurgence des mêmes arguments au XXe siècle avec le renouveau réglementaire que l’on sait. En fait, les juges anglais comme américains sont dès le XVIIIe siècle largement favorables à une interprétation libérale des lois, et précèdent la déréglementation de 1858 dans la reconnaissance implicite de la capacité du New-York Stock Exchange à assumer de manière autonome la police du marché.
La thèse principale du livre consiste ainsi largement à montrer qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil des marchés financiers, que ce soit en matière de mentalités de l’opinion à leur égard ou d’instruments de réglementation. L’auteur propose aussi à partir de cette histoire une position qu’il veut moyenne dans le débat sur le caractère externe ou interne du développement juridique: aux origines (au XVIIe siècle) la réglementation serait apparue en réponse à des événements exogènes (spécialement les krachs financiers); plus tard, juges et législateurs auraient essentiellement repris et adapté les anciennes réglementations, ce qui justifierait une interprétation en terme d’évolution interne de la réglementation.
Le livre fait preuve d’une grande érudition, et va chercher les commentaires des contemporains sur le fonctionnement des marchés financiers aussi bien dans la littérature que dans la législation ou la jurisprudence. Malgré un long avertissement méthodologique sur l’usage de différentes sources pour l’histoire des mentalités, l’utilisation de sources autres que juridiques reste dans tout l’ouvrage assez conventionnelle. Il est difficile de considérer ce livre comme relevant réellement de l’histoire des mentalités, car il n’établit presque aucun lien entre les mentalités économiques en général (ni a fortiori en d’autres domaines) et les attitudes à l’égard des titres. Par exemple, on peut s’attendre à ce que la demande de réglementation financière fluctue avec l’attitude envers l’intervention de l’Etat en général, ce qui n’est pas envisagé. Les causes des transformations des mentalités sont également largement négligées (en dehors de constats comme le lien entre baisse des cours et regain d’hostilité envers la finance). L’auteur s’en tient d’ailleurs constamment à une définition stricte de la réglementation des titres et exclut explicitement d’envisager des domaines cependant proches et sans doute potentiellement éclairants comme la réglementation des sociétés ou celle des marchés de marchandises. Enfin, son ouvrage ne présente pas d’analyse du processus historique de décision lors de la mise en place des réglementations, ni d’étude de leur impact sur le fonctionnement des marchés concernés.
On en concluera que tout en couvrant sans doute exhaustivement son sujet, ce livre n’apporte guère que des détails à la compréhension de l’évolution juridique, des mentalités économiques ou de l’histoire des marchés financiers.