Jonathan Barron BASKIN & Paul J. MIRANTI Jr, A history of corporate finance, Cambridge: Cambridge University Press, 1997, 350 p., index.
 

Compte rendu par Pierre-Cyrille Hautcoeur, Université d'Orléans et DELTA, paru dans Annales, histoire, sciences sociales, 1998 n°3.
 

Ce livre propose une lecture des principales étapes du développement financier de l’Occident depuis le XIIIe siècle du point de vue de la théorie financière contemporaine, c’est-à-dire de la théorie du financement des entreprises privées. Comme les auteurs le précisent dès l’introduction, ils cherchent dans une perspective historique un élargissement des bases de cette théorie, qu’ils considèrent comme trop exclusivement centrée sur des modèles formels élégants mais empiriquement souvent insuffisants. Ils suggèrent d’introduire en son coeur l’évolution historique des institutions commerciales, financières voire généralement économiques et politiques qui influencent la décision financière.
Ils étudient dans ce but l’histoire des différentes institutions et organisations qui ont permis le développement des opérations financières depuis l’Italie de la Renaissance. Les raisons de leur succès ou de leur échec sont analysées grâce à la théorie actuelle en s’appuyant sur une lecture approfondie des travaux historiques existant. Ce livre n’est donc pas un livre d’histoire, si on entend par là une analyse de sources ou de documents au service d’une interprétation historique d’ensemble, mais plutôt une suite de sept tableaux consacrés à différentes “époques” essentielles de l’histoire financière et illustrant forces et faiblesses d’une théorie.
L’introduction fournit une brève histoire de la théorie financière contemporaine, depuis le développement des premiers travaux économétriques dans les années 1930. Ce résumé sera utile au lecteur qui n’est pas familier des travaux de finance théorique. Il souligne les trois problèmes essentiels intéressant la théorie financière: le choix entre instruments de financement (dette vs capital), la politique de distribution des profits et les solutions organisationnelles trouvées aux problèmes d’information asymétrique entre les différentes parties prenantes à toute activité commerciale ou financière importante.
Le premier chapitre s’intéresse aux « origines médiévales », spécialement aux banques italiennes des XIIIe-XVe siècles. Il distingue parmi elles deux types d’organisation répondant à des environnements différents. Les structures centralisées des Bardi ou des Peruzzi s’expliqueraient par la nécessité de coordonner étroitement leur activité diplomatique dans la mesure où leurs profits résultaient largement de privilèges accordés par les pouvoirs politiques. A l’opposé, les structures décentralisées inventées par les Médicis correspondaient à des activités plus tournées (au moins initialement) vers le commerce et l’industrie que vers les faveurs des princes. Les auteurs examinent également les solutions trouvées aux problèmes de surveillance en information asymétrique si importants dans le commerce maritime. Il attribue le succès de Venise à l’invention de formes nouvelles d’organisation et de financement (par exemple la création de solidarité entre navires par la maona et l’implication de l’Etat dans le commerce par sa protection militaire).
Le second chapitre, intitulé « finance in the age of global exploration » et s’intéressant à l’impact de la nouvelle forme d’organisation que représente la société par actions, est en fait consacré essentiellement à la Compagnie des Indes anglaise. La complexité du commerce multi-produits, multi-étapes et à très longue distance effectué par la Compagnie implique une organisation d’une échelle plus vaste que celle des commerçants italiens antérieurs. Celle-ci s’affirme peu à peu avec le passage de l’organisation de voyages séparés à une organisation provisoire groupant plusieurs voyages puis à une organisation permanente. Progressivement, la rente de monopole est ainsi accrue par la diminution de la concurrence intertemporelle entre voyages, et l’efficacité améliorée par le partage des coûts fixes et la diversification du risque. Des innovations financières ont lieu simultanément avec la mise au point de crédits aux rémunérations dépendant des circonstances et avec le passage de la liquidation systématique à la distribution de dividendes réguliers, en nature, en espèces ou en actions. Les conflits pour le contrôle de la société ou les relations complexes avec l’Etat (à la fois source de garantie implicite et de privilège) ne sont pas négligés.
Le chapitre 3 est consacré au marché financier anglais au XVIIIe. Il décrit le développement du marché financier anglais, appuyé sur une stabilité politique et sociale, sur l’amélioration des techniques comptables, la création de la Banque d’Angleterre, l’homogénéisation de la dette publique, et l’importation de techniques financières depuis la Hollande. Il le contraste avec la méfiance des Français envers la banque et les marchés boursiers qui résulteraient de la banqueroute de Law et de l’impossible séparation entre Etat débiteur et Etat législateur. Il reprend ainsi la thèse classique qui explique par cette opposition la victoire de l’Angleterre, favorisée par une capacité d’endettement incomparable, dans la guerre séculaire contre son rival continental. Par ailleurs, il examine l’évolution de la législation anglaise sur les sociétés et l’activité financière. Il explique entre autres son caractère plus restrictif après 1720 par la prise de conscience de l’importance de l’asymétrie d’information existant entre l’Etat et les entreprises et du trop grand coût de l’établissement d’une bureaucratie capable de contrôler celles-ci.
Le chapitre 4 est consacré au XIXe siècle. Il souligne le rôle joué dans le développement du marché financier par le caractère quasi-public des titres émis par les compagnies de canaux et de chemins de fer (le contrôle public en vue des concessions ou l’appui public aux projets privés donnent une garantie implicite). De manière plus originale, il montre le rôle crucial de ces secteurs dans l’apprentissage par les épargnants de méthodes de mesure de la profitabilité des sociétés: l’activité y est initialement facilement observable de l’extérieur, puis la croissance de ces entreprises conduit à la mise au point de contrôles internes qui créent de l’information, enfin la surveillance publique destinée à éviter les abus de ces monopoles naturels provoque le rassemblement et la diffusion d’information supplémentaire. Les obligations de publication n’apparaissent ainsi que quand cette information existe pour des raisons différentes. Elles ont d’ailleurs lieu parallèlement à un recul de l’intervention directe de l’Etat au profit à la fois de la justice et d’organismes semi-publics (Board of trade anglais) ou privés (associations de comptables, de banquiers, de brokers). Enfin, l’apparition d’obligations hypothécaires, d’obligations convertibles ou d’actions de priorité permet de fournir des dosages variables (selon les goûts, les circonstances et les capacités d’information ou d’analyse) entre protection contre le risque, rendement et souplesse de financement, sans remettre jamais en cause le contrôle exercé par les dirigeants.
Le chapitre 5 étudie le développement du marché des actions et la montée du capitalisme des gestionnaires jusqu’à la seconde guerre mondiale. Comme les deux suivants, il se concentre sur le cas américain. La disparition du rôle dirigeant des actionnaires au profit des gestionnaires est associée à la diffusion de la détention d’actions, qui résulte à la fois de meilleures informations et méthodes d’évaluation (par le pair puis l’actif net, avec toujours un rôle du dividende) et des efforts de promotion des intermédiaires. Les puissantes associations de comptables auditeurs jouent un rôle essentiel dans l’homogénéisation et la modernisation des pratiques comptables, sans toutefois rendre superflues quelques interventions du législateur, de la Banque fédérale de réserve ou de la Federal Trade Commission. La crise des années 1930 entraîne une intervention régulatrice importante et multipartite, qui stabilise mais aussi immobilise le marché financier durablement.
Le chapitre 6 étudie les « entreprises centres » que les auteurs opposent, selon une typologie classique, aux conglomérats et aux leveraged buy out (LBO) (ces deux derniers types font l’objet du dernier chapitre). Ces entreprises capables d’économies d’échelle et d’envergure sont celles qui étaient au centre du chapitre précédent, mais l’intérêt se déplace ici sur la soumission de leur politique financière au développement du savoir technique et organisationnel qui fournit leur capacité de croissance à long terme. Cette soumission se caractérise par une diversification fondée sur des critères “réels”, sur une priorité à l’autofinancement et à la protection de la continuité de la direction.
Le chapitre 7 étudie les conglomérats et les LBO, tous deux nés de la théorie financière moderne. Il montre que les premiers, qui se développent dans les années 1970 avant d’être la cible des seconds dans les années 1980, résultent surtout de lacunes des législations comptables et fiscales et de l’illusion de l’existence d’économies d’échelle dans la gestion centralisée d’un portefeuille d’activités diversifiée sans interactions technologiques ou organisationnelles. A leur opposé, l’apparition des LBO coïncide avec les théories des coûts de transaction et des mandats qui jettent le doute sur toute entreprise non spécialisée.. Ils se multiplient bientôt, financés par des émissions énormes d’obligations “pourries” censées inciter les dirigeants à l’efficacité, mais se heurtent à l’hostilité des dirigeants et des syndicats (qui affirment que les LBO conduisent à remettre en cause des contrats implicites essentiels au succès à long terme des entreprises) et à leurs propres excès (illustrés par la crise des Savings and Loans).
Dans un épilogue, les auteurs insistent sur les conclusions de leur étude. Selon eux, la théorie financière néglige les variables structurelles (structures sociales de gouvernance, moyens de communication, savoir technologique, méthodes de gestion et par dessus tout stabilité socio-politique garantissant les droits de propriété) qui déterminent les choix de politique financière. Ceci reflète une concentration sur le court terme qui conduit à des risques d’erreur dans les comparaisons internationales ou dans l’évaluation des performances de long terme, avec des conséquences potentielles graves pour les choix de politique réglementaire ou financière. Seule la méthode historique permettrait de mettre en évidence l’importance de ces variables structurelles.
L’auteur de ce compte-rendu se trouve au terme de cette lecture largement convaincu par cette thèse et impressionné par l’effort de synthèse réalisé à son service, particulièrement dans les trois derniers chapitres qui forment un ensemble continu et homogène où la matière est remarquablement maîtrisée. Il craint cependant que les nombreux défauts de l’ouvrage, résultats sans doute d’un manque de finition, ne nuisent à son acceptation, spécialement chez les économistes.
L’ouvrage comporte d’abord un certain nombre de défauts formels. Il présente de nombreuses redondances, de longs développements mal intégrés à l’ensemble (particulièrement sur les progrès de la comptabilité et de l’audit).et une construction peu satisfaisante: l’épilogue mêle des éléments d’introduction (il présente un « algorithme » ou modèle général qui semble être la théorie que les auteurs cherchent à vérifier au long de l’ouvrage) et de conclusion; l’annexe 1 consacrée à l’antiquité devrait constituer le premier chapitre, tandis que l’annexe 2 de comparaison internationale n’a pas vraiment sa place dans un livre où cette méthode est globalement absente. Elle est en outre très superficielle: les systèmes financiers allemands et japonais sont taxés d’opaques et d’inefficaces sans analyse de leurs cohérences et de leur fonctions, à l’opposé de la méthode du livre lui-même.
L’historien devra souffrir dans chaque chapitre une longue introduction au contexte historique peu reliée au sujet principal puis une conclusion consacrée essentiellement à la validité des théorèmes de la théorie financière contemporaine au regard de l’épisode examiné. Il ne se sentira donc pas destinataire de l’ouvrage malgré le chapitre d’initiation théorique conçu pour lui et le caractère largement historique de la méthode employée.
L’économiste, qui est la cible principale des auteurs, risque plus encore de rester sceptique. En effet, l’ouvrage prétend constamment invalider la théorie financière standard au bénéfice d’une « théorie hiérarchique du financement » qui serait partout vérifiée. Cette théorie implique que les entreprises recourent d’abord à l’autofinancement, puis à la dette, enfin seulement aux émissions d’actions, selon une hiérarchie qui satisfait à la fois les dirigeants soucieux de maintenir leur pouvoir et les épargnants soucieux de revenus stables. Malheureusement, cette opposition repose sur une épistémologie simpliste. En effet, la théorie standard n’affirme pas la neutralité universelle des formes de financement ni ne récuse l’éventualité de l’existence d’une hiérarchie dans certaines circonstances. Elle repose sur une méthode hypothético-déductive que les auteurs reprennent en fait à leur compte. Plus qu’invalider la théorie financière standard, ils veulent en fait élargir le nombre de variables dont elle doit tenir compte, en introduisant des variables plus structurelles. Ce travail est d’ailleurs déjà commencé au sein de la théorie standard (par exemple avec la place prise par l’étude des effets de l’information asymétrique), et il convient davantage de le stimuler que de proposer une voie alternative. En la critiquant sans modération, et en négligeant de proposer dans sa tradition des variables précises qui pourraient être intégrées à des modèles formalisés et quantifiés, les auteurs courent le risque d’être accusés de rationalisation a posteriori et ad hoc, ce qui affaiblirait injustement leur thèse. On espère que l’étape suivante, peut-être dans une perspective comparative, introduira de telles variables explicitement ainsi qu’une quantification rigoureuse (ici totalement absente), sans abandonner le foisonnement d’exemples qui donne vie à ce livre. On ne pourra alors qu’être totalement convaincu et considérer cet ouvrage comme un pierre marquante de la réconciliation entre économistes et historiens.