Compte rendu par Pierre-Cyrille Hautcoeur,
Université d'Orléans et DELTA, paru dans Annales,
histoire, sciences sociales, 1998 n°3.
Ce livre propose une lecture des principales étapes du développement
financier de l’Occident depuis le XIIIe siècle du point de vue de
la théorie financière contemporaine, c’est-à-dire
de la théorie du financement des entreprises privées. Comme
les auteurs le précisent dès l’introduction, ils cherchent
dans une perspective historique un élargissement des bases de cette
théorie, qu’ils considèrent comme trop exclusivement centrée
sur des modèles formels élégants mais empiriquement
souvent insuffisants. Ils suggèrent d’introduire en son coeur l’évolution
historique des institutions commerciales, financières voire généralement
économiques et politiques qui influencent la décision financière.
Ils étudient dans ce but l’histoire des différentes institutions
et organisations qui ont permis le développement des opérations
financières depuis l’Italie de la Renaissance. Les raisons de leur
succès ou de leur échec sont analysées grâce
à la théorie actuelle en s’appuyant sur une lecture approfondie
des travaux historiques existant. Ce livre n’est donc pas un livre d’histoire,
si on entend par là une analyse de sources ou de documents au service
d’une interprétation historique d’ensemble, mais plutôt une
suite de sept tableaux consacrés à différentes “époques”
essentielles de l’histoire financière et illustrant forces et faiblesses
d’une théorie.
L’introduction fournit une brève histoire de la théorie
financière contemporaine, depuis le développement des premiers
travaux économétriques dans les années 1930. Ce résumé
sera utile au lecteur qui n’est pas familier des travaux de finance théorique.
Il souligne les trois problèmes essentiels intéressant la
théorie financière: le choix entre instruments de financement
(dette vs capital), la politique de distribution des profits et les solutions
organisationnelles trouvées aux problèmes d’information asymétrique
entre les différentes parties prenantes à toute activité
commerciale ou financière importante.
Le premier chapitre s’intéresse aux « origines médiévales
», spécialement aux banques italiennes des XIIIe-XVe siècles.
Il distingue parmi elles deux types d’organisation répondant à
des environnements différents. Les structures centralisées
des Bardi ou des Peruzzi s’expliqueraient par la nécessité
de coordonner étroitement leur activité diplomatique dans
la mesure où leurs profits résultaient largement de privilèges
accordés par les pouvoirs politiques. A l’opposé, les structures
décentralisées inventées par les Médicis correspondaient
à des activités plus tournées (au moins initialement)
vers le commerce et l’industrie que vers les faveurs des princes. Les auteurs
examinent également les solutions trouvées aux problèmes
de surveillance en information asymétrique si importants dans le
commerce maritime. Il attribue le succès de Venise à l’invention
de formes nouvelles d’organisation et de financement (par exemple la création
de solidarité entre navires par la maona et l’implication de l’Etat
dans le commerce par sa protection militaire).
Le second chapitre, intitulé « finance in the age of global
exploration » et s’intéressant à l’impact de la nouvelle
forme d’organisation que représente la société par
actions, est en fait consacré essentiellement à la Compagnie
des Indes anglaise. La complexité du commerce multi-produits, multi-étapes
et à très longue distance effectué par la Compagnie
implique une organisation d’une échelle plus vaste que celle des
commerçants italiens antérieurs. Celle-ci s’affirme peu à
peu avec le passage de l’organisation de voyages séparés
à une organisation provisoire groupant plusieurs voyages puis à
une organisation permanente. Progressivement, la rente de monopole est
ainsi accrue par la diminution de la concurrence intertemporelle entre
voyages, et l’efficacité améliorée par le partage
des coûts fixes et la diversification du risque. Des innovations
financières ont lieu simultanément avec la mise au point
de crédits aux rémunérations dépendant des
circonstances et avec le passage de la liquidation systématique
à la distribution de dividendes réguliers, en nature, en
espèces ou en actions. Les conflits pour le contrôle de la
société ou les relations complexes avec l’Etat (à
la fois source de garantie implicite et de privilège) ne sont pas
négligés.
Le chapitre 3 est consacré au marché financier anglais
au XVIIIe. Il décrit le développement du marché financier
anglais, appuyé sur une stabilité politique et sociale, sur
l’amélioration des techniques comptables, la création de
la Banque d’Angleterre, l’homogénéisation de la dette publique,
et l’importation de techniques financières depuis la Hollande. Il
le contraste avec la méfiance des Français envers la banque
et les marchés boursiers qui résulteraient de la banqueroute
de Law et de l’impossible séparation entre Etat débiteur
et Etat législateur. Il reprend ainsi la thèse classique
qui explique par cette opposition la victoire de l’Angleterre, favorisée
par une capacité d’endettement incomparable, dans la guerre séculaire
contre son rival continental. Par ailleurs, il examine l’évolution
de la législation anglaise sur les sociétés et l’activité
financière. Il explique entre autres son caractère plus restrictif
après 1720 par la prise de conscience de l’importance de l’asymétrie
d’information existant entre l’Etat et les entreprises et du trop grand
coût de l’établissement d’une bureaucratie capable de contrôler
celles-ci.
Le chapitre 4 est consacré au XIXe siècle. Il souligne
le rôle joué dans le développement du marché
financier par le caractère quasi-public des titres émis par
les compagnies de canaux et de chemins de fer (le contrôle public
en vue des concessions ou l’appui public aux projets privés donnent
une garantie implicite). De manière plus originale, il montre le
rôle crucial de ces secteurs dans l’apprentissage par les épargnants
de méthodes de mesure de la profitabilité des sociétés:
l’activité y est initialement facilement observable de l’extérieur,
puis la croissance de ces entreprises conduit à la mise au point
de contrôles internes qui créent de l’information, enfin la
surveillance publique destinée à éviter les abus de
ces monopoles naturels provoque le rassemblement et la diffusion d’information
supplémentaire. Les obligations de publication n’apparaissent ainsi
que quand cette information existe pour des raisons différentes.
Elles ont d’ailleurs lieu parallèlement à un recul de l’intervention
directe de l’Etat au profit à la fois de la justice et d’organismes
semi-publics (Board of trade anglais) ou privés (associations de
comptables, de banquiers, de brokers). Enfin, l’apparition d’obligations
hypothécaires, d’obligations convertibles ou d’actions de priorité
permet de fournir des dosages variables (selon les goûts, les circonstances
et les capacités d’information ou d’analyse) entre protection contre
le risque, rendement et souplesse de financement, sans remettre jamais
en cause le contrôle exercé par les dirigeants.
Le chapitre 5 étudie le développement du marché
des actions et la montée du capitalisme des gestionnaires jusqu’à
la seconde guerre mondiale. Comme les deux suivants, il se concentre sur
le cas américain. La disparition du rôle dirigeant des actionnaires
au profit des gestionnaires est associée à la diffusion de
la détention d’actions, qui résulte à la fois de meilleures
informations et méthodes d’évaluation (par le pair puis l’actif
net, avec toujours un rôle du dividende) et des efforts de promotion
des intermédiaires. Les puissantes associations de comptables auditeurs
jouent un rôle essentiel dans l’homogénéisation et
la modernisation des pratiques comptables, sans toutefois rendre superflues
quelques interventions du législateur, de la Banque fédérale
de réserve ou de la Federal Trade Commission. La crise des années
1930 entraîne une intervention régulatrice importante et multipartite,
qui stabilise mais aussi immobilise le marché financier durablement.
Le chapitre 6 étudie les « entreprises centres »
que les auteurs opposent, selon une typologie classique, aux conglomérats
et aux leveraged buy out (LBO) (ces deux derniers types font l’objet du
dernier chapitre). Ces entreprises capables d’économies d’échelle
et d’envergure sont celles qui étaient au centre du chapitre précédent,
mais l’intérêt se déplace ici sur la soumission de
leur politique financière au développement du savoir technique
et organisationnel qui fournit leur capacité de croissance à
long terme. Cette soumission se caractérise par une diversification
fondée sur des critères “réels”, sur une priorité
à l’autofinancement et à la protection de la continuité
de la direction.
Le chapitre 7 étudie les conglomérats et les LBO, tous
deux nés de la théorie financière moderne. Il montre
que les premiers, qui se développent dans les années 1970
avant d’être la cible des seconds dans les années 1980, résultent
surtout de lacunes des législations comptables et fiscales et de
l’illusion de l’existence d’économies d’échelle dans la gestion
centralisée d’un portefeuille d’activités diversifiée
sans interactions technologiques ou organisationnelles. A leur opposé,
l’apparition des LBO coïncide avec les théories des coûts
de transaction et des mandats qui jettent le doute sur toute entreprise
non spécialisée.. Ils se multiplient bientôt, financés
par des émissions énormes d’obligations “pourries” censées
inciter les dirigeants à l’efficacité, mais se heurtent à
l’hostilité des dirigeants et des syndicats (qui affirment que les
LBO conduisent à remettre en cause des contrats implicites essentiels
au succès à long terme des entreprises) et à leurs
propres excès (illustrés par la crise des Savings and Loans).
Dans un épilogue, les auteurs insistent sur les conclusions
de leur étude. Selon eux, la théorie financière néglige
les variables structurelles (structures sociales de gouvernance, moyens
de communication, savoir technologique, méthodes de gestion et par
dessus tout stabilité socio-politique garantissant les droits de
propriété) qui déterminent les choix de politique
financière. Ceci reflète une concentration sur le court terme
qui conduit à des risques d’erreur dans les comparaisons internationales
ou dans l’évaluation des performances de long terme, avec des conséquences
potentielles graves pour les choix de politique réglementaire ou
financière. Seule la méthode historique permettrait de mettre
en évidence l’importance de ces variables structurelles.
L’auteur de ce compte-rendu se trouve au terme de cette lecture largement
convaincu par cette thèse et impressionné par l’effort de
synthèse réalisé à son service, particulièrement
dans les trois derniers chapitres qui forment un ensemble continu et homogène
où la matière est remarquablement maîtrisée.
Il craint cependant que les nombreux défauts de l’ouvrage, résultats
sans doute d’un manque de finition, ne nuisent à son acceptation,
spécialement chez les économistes.
L’ouvrage comporte d’abord un certain nombre de défauts formels.
Il présente de nombreuses redondances, de longs développements
mal intégrés à l’ensemble (particulièrement
sur les progrès de la comptabilité et de l’audit).et une
construction peu satisfaisante: l’épilogue mêle des éléments
d’introduction (il présente un « algorithme » ou modèle
général qui semble être la théorie que les auteurs
cherchent à vérifier au long de l’ouvrage) et de conclusion;
l’annexe 1 consacrée à l’antiquité devrait constituer
le premier chapitre, tandis que l’annexe 2 de comparaison internationale
n’a pas vraiment sa place dans un livre où cette méthode
est globalement absente. Elle est en outre très superficielle: les
systèmes financiers allemands et japonais sont taxés d’opaques
et d’inefficaces sans analyse de leurs cohérences et de leur fonctions,
à l’opposé de la méthode du livre lui-même.
L’historien devra souffrir dans chaque chapitre une longue introduction
au contexte historique peu reliée au sujet principal puis une conclusion
consacrée essentiellement à la validité des théorèmes
de la théorie financière contemporaine au regard de l’épisode
examiné. Il ne se sentira donc pas destinataire de l’ouvrage malgré
le chapitre d’initiation théorique conçu pour lui et le caractère
largement historique de la méthode employée.
L’économiste, qui est la cible principale des auteurs, risque
plus encore de rester sceptique. En effet, l’ouvrage prétend constamment
invalider la théorie financière standard au bénéfice
d’une « théorie hiérarchique du financement »
qui serait partout vérifiée. Cette théorie implique
que les entreprises recourent d’abord à l’autofinancement, puis
à la dette, enfin seulement aux émissions d’actions, selon
une hiérarchie qui satisfait à la fois les dirigeants soucieux
de maintenir leur pouvoir et les épargnants soucieux de revenus
stables. Malheureusement, cette opposition repose sur une épistémologie
simpliste. En effet, la théorie standard n’affirme pas la neutralité
universelle des formes de financement ni ne récuse l’éventualité
de l’existence d’une hiérarchie dans certaines circonstances. Elle
repose sur une méthode hypothético-déductive que les
auteurs reprennent en fait à leur compte. Plus qu’invalider la théorie
financière standard, ils veulent en fait élargir le nombre
de variables dont elle doit tenir compte, en introduisant des variables
plus structurelles. Ce travail est d’ailleurs déjà commencé
au sein de la théorie standard (par exemple avec la place prise
par l’étude des effets de l’information asymétrique), et
il convient davantage de le stimuler que de proposer une voie alternative.
En la critiquant sans modération, et en négligeant de proposer
dans sa tradition des variables précises qui pourraient être
intégrées à des modèles formalisés et
quantifiés, les auteurs courent le risque d’être accusés
de rationalisation a posteriori et ad hoc, ce qui affaiblirait injustement
leur thèse. On espère que l’étape suivante, peut-être
dans une perspective comparative, introduira de telles variables explicitement
ainsi qu’une quantification rigoureuse (ici totalement absente), sans abandonner
le foisonnement d’exemples qui donne vie à ce livre. On ne pourra
alors qu’être totalement convaincu et considérer cet ouvrage
comme un pierre marquante de la réconciliation entre économistes
et historiens.