Crise de 1929 et politique internationale

Pierre-Cyrille Hautcœur






Article paru dans Politique Etrangère, n°3-4, 2000
 
 

Résumé : On montre dans cet article l'importance des considérations politiques internationales dans les origines de la crise de 1929 et dans son déroulement. On analyse ensuite les conséquences multiples de la crise et des analyses qui en furent faites sur les relations internationales après la seconde guerre mondiale et sur leur organisation au sein des institutions internationales. On conclut à l'importance de la coopération internationale institutionalisée dans la prévention des crises.

Pierre-Cyrille Hautcœur, ancien élève de l'Ecole normale supérieure et ancien pensionnaire de la Fondation Thiers, agrégé de sciences sociales et de sciences économiques, est Professeur de sciences économiques à l'Université d'Orléans et chercheur au DELTA (CNRS-EHESS-ENS). Il est spécialiste d'histoire économique et spécialement monétaire et financière de l'Europe contemporaine.
 

La crise des années 1930 fut, avec les deux guerres mondiales, l'un des événements du siècle qui marquèrent le plus la conscience collective. Exemple sans doute unique d'une crise économique profonde et durable qui sembla ne pouvoir s'achever spontanément. Exemple également unique d'une dépression vraiment mondiale puisque seule l'URSS fut épargnée. Malgré son importance, la crise souffre d'une place relativement faible dans l'historiographie autre que strictement économique, sans doute due à un statut ambigu: vue comme une crise globale du capitalisme par les auteurs marxistes, elle est considérée de ce fait comme un phénomène purement économique, dans l'interprétation duquel histoires politique, diplomatique, culturelle ou même sociale n'ont guère place. Cette perception est renforcée par les travaux d’autres économistes pour lesquels cet épisode représente un défi aux mécanismes d'ajustement spontané de l'économie libérale qu’il convient de comprendre en termes d’abord économiques. L'importance de cet enjeu comme le poids de l'historiographie américaine, c'est-à-dire rédigée dans un pays où la première guerre mondiale fut un événement de bien moindre poids qu'en Europe, conduit à considérer les années 1920 comme le simple prolongement économique de la Belle Epoque et à minimiser les transformations ayant résulté de la guerre.

Il nous semble qu’à l’opposé de cette perspective, l’importance de cette crise en fait naturellement le type même de l'événement dont les origines et les conséquences ont de fortes chances d'être multiples et de déborder le cadre de l'économique. Nous voudrions donc ici d’abord examiner comment la politique internationale joue un rôle majeur dans l’explication de la crise, puis quelles furent les répercussions de celle-ci sur les relations internationales.
 
 

Origines de la crise
 
 

Nombre d'interprétations de la crise en font un événement principalement américain: le krach de Wall Street dans le cas le plus simpliste, l'effondrement du crédit provoquant un blocage de l'investissement et de la consommation sous l'effet des faillites bancaires en série dans la version plus sophistiquée actuellement dominante, la chute de la consommation sous l’effet d’un chômage rapidement croissant du fait de l’absence des régulations salariales dans une certaine tradition keynésienne, la saturation d'un mode de régulation dans lequel la demande ne suit pas la croissance de l'offre selon une lignée post-marxiste, toutes explications qui sortent peu du cadre national.

Pourtant, deux autres lignées d'interprétation accordent davantage de poids aux interactions internationales, et de ce fait, presque nécessairement, aux considérations politiques. La première souligne les méfaits d’un système monétaire international de change fixe dans la transmission de la crise. La seconde invoque en priorité les conséquences de la première guerre mondiale en Europe.
 
 

Le rôle du système monétaire international
 
 

Une partie de l’historiographie accorde un rôle important au système monétaire international dans l’origine et la transmission de la crise. Nous montrerons ci-dessous les principaux arguments en ce sens, puis nous chercherons à montrer que ce système n’avait guère d’alternative à l’époque, et que les conflits politiques créés par la lutte pour la prééminence en son sein et par son abandon désordonné eurent sans doute un impact plus grave.

L’insistance sur le rôle du système monétaire international d’étalon-or repose d’une part sur une tradition d’interprétation de la crise relativement mineure qui accorde aux économies périphériques un rôle initiateur dans la récession, d’autre part sur les modalités de sortie de crise dans les différents pays, enfin sur la théorie économique actuelle.

Dans la tradition qui voit la crise démarrer dans la périphérie, elle fut d’abord le résultat d’une fragilité imposée par une économie internationale hiérarchisée aux dépens des pays en question. L'Amérique latine et l'Océanie furent particulièrement concernées du fait que leur forte croissance dans les années 1920 avait été centrée sur les produits de base et dépendait de l'accès aux marchés de biens et de capitaux des pays riches. Quand les marchés à l’exportation se réduisirent, les prix baissèrent et ces pays devinrent incapables de payer leurs dettes, d’autant plus que les prêts se réduisaient. Le faible développement des systèmes financiers nationaux de ces pays accentua la crise en la transmettant sans l’amortir à toute l’économie et en interdisant une réorientation de la production. Leur dépendance politique, financière et commerciale aggrava la crise en empêchant les solutions les plus radicales : la cessation de paiement sur la dette externe ou la dévaluation. Dans la logique de l’étalon-or, ces pays pratiquèrent donc des politiques de rigueur qui accentuèrent la crise et la transmirent à l’étranger (par la baisse de leurs importations). Certains furent cependant contraints à la dévaluation ou au contrôle des changes ; d’autres, plus chanceux, évitèrent l’opprobre qui y était attachée en dévaluant dans la foulée de la Grande-Bretagne en 1931.

La thèse qui accuse le système d’étalon-or de la transmission initiale de la crise considère qu’un système de changes flexibles aurait vu les monnaies concernées se déprécier progressivement, conduisant à un ajustement graduel au lieu de la rupture brutale qui eu lieu. En effet, selon elle, l’ajustement automatique que prédit la théorie classique en changes fixes était rendu inopérant par l’importance des déséquilibres existants, et ce pour deux raisons. D’une part une asymétrie existe en système d’étalon-or entre pays à excédents et à déficits de balance des paiements : pour éviter de quitter le système de change, un pays en déficit est contraint à une politique de rigueur qui aggrave sa situation (au moins à court terme) tandis qu'un pays excédentaire n'a aucune obligation de relancer son économie. C'était le cas à la fin des années 1920 des Etats-Unis ou de la France, pays qui d’ailleurs connaissaient le plein-emploi et une forte croissance, de sorte qu'une relance aurait été peu efficace car elle se serait heurtée aux limites des capacités de production. Des crédits accordés par les pays excédentaires aux déficitaires auraient pu constituer une solution de court terme, mais elle n’était souvent guère crédible étant donné le surendettement existant, et risquait donc d’aggraver les risques de crise de change plutôt que les supprimer. La seconde raison de l’absence d’ajustement spontané est la rigidité à la baisse des prix (et des salaires, qui en sont la principale composante), rigidité qui apparaît dans l’entre-deux-guerres et à laquelle une dévaluation est le meilleur remède.

Les accusateurs du système d’étalon-or tirent enfin argument des formes de la sortie de la crise de nombre de pays. En effet, les pays ayant abandonné les changes fixes les premiers sortirent plus rapidement de la crise que les fidèles du " bloc-or " (ces mêmes pays qui autour de la France avaient formé l’Union Latine dans les années 1860, et qui maintinrent l’étalon-or jusqu’à 1935 ou 1936).
 
 

Néanmoins, il convient de remarquer plusieurs limites de cette thèse. Tout d’abord si les changes fixes favorisent les crises de change, les changes flexibles connaissent souvent des fluctuations erratiques des cours des changes qui ont justement amené à leur préférer parfois les changes fixes. La seule expérience récente que l’on avait en 1929 des changes flexibles en 1929 était ainsi celle des chaotiques années d’après-guerre. Ensuite, les changes fixes résultent non d’un accord international (ces systèmes de change fixe n’ont de systèmes que le nom) mais de la définition unilatérale par chaque pays de la parité de sa monnaie en métal, parité qu’il est libre de modifier à sa guise (qu’une parité stable fasse partie de la panoplie du pays respectable n’annule pas entièrement cette liberté, comme en témoignent les stabilisations incluant des dévaluations, qui furent saluées par les marchés financiers). Loin d’être principalement motivée par ses relations internationales, la définition d’une parité fixe se veut d’abord une protection des nationaux contre les risques de dérapage inflationniste.

Plus grave enfin, l’efficacité de la dépréciation monétaire comme instrument pour sortir de la crise fut en partie due à l’avantage compétitif qu’il procura aux premiers dévaluateurs, avantage qui avait comme contrepartie le dommage fait aux autres pays : celui qui dévaluait le premier prenait les parts de marché des autres pays grâce à des prix plus bas, renfonçant les autres dans la crise. Ces " dévaluations compétitives " conduisirent à des rétorsions protectionnistes de la part des pays victimes, ce qui contribua à restreindre les échanges internationaux. Le passage aux changes flexibles de l’Angleterre et des pays suiveurs conduisit donc à un renforcement des tensions politiques en Europe.
 
 

Au total, il semble difficile d’incriminer le système monétaire international de l’époque d’une responsabilité majeure dans la crise, alors que son abandon en ordre dispersé renforça les conflits diplomatiques entre pays. En revanche, le caractère hiérarchisé de l'étalon de change or établi à Gênes renforça les aspects conflictuels de son fonctionnement. En effet, on y distinguait deux types de monnaie : les monnaies "centrales", qui devaient être garanties par de l'or et qui de ce fait pouvaient servir d'instrument de réserve aux autres, et les monnaies "normales" gagées surtout par des réserves constituées des monnaies centrales. Naturellement, la situation hiérarchique dans le système n'était pas la même dans les deux cas, car une monnaie centrale contrôlait en partie la situation monétaire dans les pays qui détenaient sa monnaie comme réserve. Au moment de la conférence de Gênes, seuls les Etats-Unis (d'ailleurs absents) avaient une monnaie convertible, donc susceptible d'être utilisée comme réserve. Ils détenaient d'ailleurs l'essentiel des stocks d'or monétaire du monde. Le retour à la convertibilité de la livre, jointe à la position traditionnelle de la Banque d'Angleterre dans le système d'étalon-or et dans le commerce international, conduisit nombre de pays à utiliser la livre pour leurs réserves (comme c’était déjà le cas avant 1914). Quand la France retrouva la convertibilité, elle se hâta de concurrencer la Grande-Bretagne sur ce terrain, et rêva de renforcer ses positions diplomatiques en Europe centrale par des liens entre banques centrales et entre monnaies. Ceci la conduisit à liquider ses avoirs en devises, affaiblissant du même coup les banques centrales anglaise et américaine. Cette multiplication des monnaies " centrales " diminuait également la masse monétaire susceptible d'être gagée par les stocks d'or mondiaux, ce qui affaiblissait le système d'étalon-or. Pourtant, ce dernier problème était moins grave que les conflits pour la prééminence : le risque d’insuffisance de la masse monétaire mondiale du fait du caractère matériellement limité du stock d’or (qui sera dénommé dilemme de Triffin dans les années 1950) était présent à l’esprit des responsables de l’entre-deux-guerres, et un rapport de la SDN conclut en 1930 que le risque restait faible.
 
 

Les conflits européens et la crise
 
 

Les conflits politiques en Europe ont joué un rôle d’abord, durant les années 1920, en créant un contexte économique d’une grande fragilité dans lequel la moindre étincelle pouvait déclencher une crise grave, ensuite par le obstacles qu’ils ont représenté à la mise en œuvre de solutions coopératives lors du déroulement de la crise elle-même.
 
 

La guerre a contribué à la crise selon au moins trois dimensions. En premier lieu, l’imbroglio des dettes de guerre et des Réparations a dominé politique internationale et budgets nationaux durant l’ensemble des années 1920. Le conflit sur les Réparations et l’incapacité (en résultant largement) de l’Allemagne à équilibrer un tant soit peu son budget conduisirent directement à l’hyperinflation de 1923. Celle-ci détruisit en outre l’épargne financière antérieure et affaiblit le système financier. En France, le contraste entre l’insistance américaine sur les dettes de guerre et la faiblesse du soutien pour les Réparations incita à l'intransigeance, tandis que les retards de paiement des Réparations accroissaient la méfiance envers l'Allemagne.

Deuxième cause de la crise, le processus de stabilisation des économies européennes après la guerre a multiplié les tensions. Paradoxalement, la restauration du système international a priori le plus favorable aux échanges (un système d'étalon-or sans restrictions substantielles aux mouvements de biens ou de capitaux) se fit dans le désordre et le conflit sur ses bases essentielles. Les différents pays rétablirent la convertibilité de leur monnaie dans le désordre, non sans rivalité (cf. ci-dessus), et les crises spéculatives qui jonchèrent ce chemin furent fréquemment attribués non aux " fondamentaux " économiques (inflation ou endettement excessifs) mais aux spéculateurs ennemis (que ce fut lors de l'hyperinflation allemande ou lors des " attaques " contre le franc en 1924 et 1926).

Les stratégies suivies étaient différentes et largement incompatibles: ainsi la Grande-Bretagne parvint, pour maintenir son prestige, celui de la livre et de la place de Londres, à rétablir en 1925 la parité or d'avant-guerre. Néanmoins, ceci amputa la compétitivité de son économie, ce qui, avec les pertes de la guerre, rendit sa balance des paiements structurellement déficitaire. Elle ne put dès lors reprendre son rôle de prêteur international qu'en empruntant à court terme ce qu'elle prêtait à long terme. La France, à l'opposé, ne parvint pas à s'imposer un retour à la parité d'avant-guerre du fait de l'importance de sa dette publique; la dépréciation du franc renforça sa compétitivité. Elle stabilisa sa monnaie en 1926 à un niveau sous-évalué par rapport à la livre. Enfin la stabilisation du mark après l’hyperinflation fut sans doute réalisée à un niveau trop élevé, qui conduisit, avec les Réparations, à un déficit structurel de balance des paiements. Celui-ci fut couvert par des crédits américains si considérables qu’on les qualifia de "Réparations américaines envers l'Allemagne". Dès lors la rigueur était inutile tant que l’on ne demandait pas le remboursement de ces dettes.

La stabilité du système de change international dépendait donc d'un réajustement progressif des balances des paiements des différents pays, ce qui supposait des politiques économiques compatibles, voire coordonnées ; or les tensions politiques freinaient toute coopération.
 
 

Dernière conséquence de la guerre à avoir eu un rôle dans la crise : le morcellement de l’Europe. La multiplicité de petits Etats en Europe fragilisa le continent économiquement et financièrement. Nombre de relations économiques furent rompues par les indépendances. Le capital qui circulait librement dans l'empire austro-hongrois fut freiné par l’apparition d’un risque de change et de risques politiques. Repliés sur des économies nationales de petites tailles, les systèmes bancaires devinrent inadaptés. La multiplicité des monnaies fragiles divisait les réserves et augmentait les risques de contagion en cas de panique.
 
 

Déroulement de la crise et conflits politiques
 
 

Davantage que la crise précoce des pays de la " périphérie ", celle de l'Allemagne pesa dans le déclenchement de la dépression mondiale. On a vu que la situation économique allemande restait fragile malgré les crédits américains, sans doute du fait des tensions sociales qui conduisaient à des salaires élevés, et de la faiblesse d'un marché financier encore affecté par l'hyperinflation. Une récession forte commença en 1927. Cependant, l'économie allemande inspirait encore confiance aux prêteurs. La situation financière fut aggravée par le recul des prêts américains qui eut lieu à la mi-1928. Le gouvernement allemand renforça alors sa politique d'austérité (dans l'espoir d'obtenir par sa "vertu" une réduction des Réparations), ce qui aggrava la crise.

La crise allemande restait alors réelle, résultat des coûts élevés d'adaptation de l'économie au besoin de dégager le montant des Réparations dans un contexte de taux de changes fixes aux parités en partie mal adaptées, ce qui impliquait une amputation durable du niveau de vie. Le début de la crise américaine vit d'ailleurs une coopération internationale réussie dans la baisse des taux d'intérêt en 1929-1930, qui permit d'encourager une reprise économique sans augmenter les pressions sur les balances des paiements les plus fragiles. Quand l'Allemagne obtint, dans le cadre du plan Young une réduction des versements au titre des Réparations, et un crédit transitoire, on pensa que la récession touchait à sa fin. En fait, la crise économique allait se voir renforcer par une crise financière internationale d'une ampleur unique.

La crise financière qui commença à l'automne 1930 avait des racines réelles multiples en Autriche ou en Allemagne, mais elle ne prit de l'ampleur que du fait de l'absence de coopération internationale. Une des sources majeures de sa transmission internationale se trouve paradoxalement dans le plan Young lui-même : en effet, à titre de compensation de la baisse du montant dû par l'Allemagne au titre des Réparations, le plan inversa la hiérarchie entre les Réparations et les autres dettes de l'Allemagne. Alors qu'auparavant les créanciers internationaux pouvaient prêter à l'Allemagne sans risque important tandis que l'Allemagne avait intérêt à s'endetter au maximum (puisque cela lui permettait d'obtenir de l'argent sans augmenter le montant total qu'elle devrait débourser, grâce à un remplacement des paiements de Réparations par des intérêts de la dette commerciale), ces créanciers encourraient désormais des risques considérables. Non seulement il devenait dangereux de prêter davantage, mais le niveau de la dette existante était désormais considéré comme excessif.

Les banques étrangères, spécialement américaines, tentèrent alors de retirer leurs capitaux engagés en Allemagne. Comme les crédits à court terme représentaient l'essentiel de la dette allemande, et que cette dette était due largement par un système bancaire dont l'actif était moins liquide que ce passif, une crise était inévitable. Elle commença par le Credit Anstalt autrichien en mai 1931, et s'étendit par contagion psychologique à l'Allemagne. Dans les deux pays, la crise bancaire fut aggravée par les sorties de capitaux effectués par les nationaux ; elle se transforma en crise monétaire car tout sauvetage du système bancaire imposait une création monétaire qui menaçait la convertibilité de la monnaie.

La seule solution à court terme était un prêt international d'envergure qui permît de compenser l'impact sur la couverture monétaire de l'intervention du prêteur en dernier ressort. C'est à ce point que les tensions politiques firent obstacles à la coopération internationale. La France voulut profiter de cette urgence pour imposer l'abandon du projet d'union douanière austro-allemande. Le retard qui en résulta suffit à donner une telle dimension à la crise que la seule solution devint un moratoire sur les paiements intergouvernementaux (imposé par le président américain Hoover) et une suspension de la convertibilité des monnaies autrichienne et allemande.

Les répercussions dépassèrent largement l'Europe. Devant l'effondrement de la confiance, les pays emprunteurs se heurtèrent tous à une impossibilité de renouveler ou augmenter leurs emprunts: les cessations de paiements d'Etats et les dévaluations se multiplièrent alors. Les banques américaines subirent des pertes, une immobilisation de leurs créances et une perte de confiance de leur clientèle qui conduisit à la seconde crise bancaire, cause majeure d’aggravation de la crise américaine. Les banques anglaises, en position illiquide du fait de créances à plus long terme que leurs dépôts et de l'immobilisation de leurs avoirs allemands, subirent un run international qui imposa la dévaluation de la livre sterling (21 septembre 1931). La crise financière était devenue mondiale.
 
 

Seule une coopération internationale aurait pu permettre de freiner la crise, mais les tensions politiques et l’absence d’institutions douées d’une capacité d’action suffisante s'y opposaient. Un exemple en est donné par l'action de la Banque des règlements internationaux. Créée en 1930, la BRI avait pour mission la surveillance des systèmes bancaires et la coopération internationale. Elle échoua d'abord parce qu'elle n'avait pas encore l'autorité nécessaire pour coordonner l’action des banques centrales. Plus prosaïquement, le fait qu'elle fut également chargée de surveiller le paiement des Réparations fit que le Sénat américain interdit au Système de réserve fédéral de participer à son activité (par crainte de voir liées Réparations et crédits interalliés). En termes politiques, la crise s'aggrava parce que la confiance entre pays avait cédé la place à la méfiance, et parce qu'aucun pays n'était capable ou désireux d'assumer les coûts (le prêteur en dernier ressort devrait prêter à guichet ouvert lors d’une crise bancaire) et la responsabilité d'organiser la coopération.
 
 

Les conséquences de la crise des années 1930 pour les relations internationales
 
 

Les conséquences de la crise sur les relations internationales furent tout aussi importantes, et ce à la fois aux plans réel et idéologique. Nous tenterons de suggérer d’abord ses conséquences principales sur la politique internationale (c’est-à-dire, au delà de la seconde guerre mondiale, sur la guerre froide et l’émergence de l’Union européenne, les deux événements politiques majeurs de l’après-guerre) ; nous montrerons ensuite plus précisément comment le souvenir de la crise a eu un rôle majeur dans l’organisation des relations économiques internationales après la guerre.
 
 

Les conséquences politiques
 
 

La première conséquence de la crise fut la seconde guerre mondiale. On sait en effet que sans la crise, Hitler ne serait sans doute pas parvenu au pouvoir. Cependant, la guerre résulte avant tout du mauvais règlement de la précédente.

De manière analogue, la crise a joué dans la justification économique des mouvements indépendantistes un rôle similaire à celui de la guerre dans leur justification politique, en montrant aux peuples colonisés la déroute de leurs maîtres. Les théories développées par les économistes sud-américains de la " dépendance ", prônant un développement plus autocentré, eurent ainsi moins leur origine dans l’admiration pour l’Union soviétique que dans la réaction à une crise durant laquelle les marchés d’exportation s’étaient effondrés ou fermés.

Troisième conséquence politique : l’affaiblissement de la position idéologique de l’Ouest par rapport à l’Est dans la guerre froide. Si elle ne fut pas la " grande crise " du capitalisme que certains espérèrent sans doute, la crise ne fut résolue aux yeux des contemporains que par des méthodes étatistes, y compris aux Etats-Unis. Et si, surtout à partir des années 1970, des interprétations nouvelles atténuèrent le rôle de l’Etat dans la sortie de la crise, il n’en reste pas moins vrai que la crise avait affaibli la prééminence de l’idéologie libérale, spécialement en Europe.
 
 

Dernier effet politique majeur de la crise : la résolution du problème européen. En 1945, Américains et Européens se rappelèrent le rôle dans la crise des conflits sur les réparations et les dettes de guerre et celui de la crise dans la reprise de la guerre franco-allemande. Prévues initialement, les réparations furent finalement abandonnées, tandis que les Etats-Unis organisèrent la reconstruction de l’Europe et encouragèrent l’intégration les économies allemande et française pour rendre la guerre impossible, à commencer par la mise en commun du charbon et de l’acier dans la CECA. Dans une Europe appauvrie où les importations étaient aussi nécessaires à la reconstruction qu’étaient rares les moyens de les payer, les Etats-Unis acceptèrent de relancer les échanges avant de restaurer un système monétaire international stable, se souvenant du rôle des stabilisations désordonnées des années 1920 dans le démarrage de la crise. Les accords de Bretton-Woods restèrent donc durablement une coquille vide (jusqu’à 1958 en Europe) tandis qu’était mise en place une Union Européenne des Paiements dessinée de manière à favoriser la coopération et le commerce en Europe et appuyée par les Etats-Unis (dont la dotation au financement du fonds de roulement de l’UEP joua un rôle crucial dans le succès). On notera que cette politique, en apparence purement économique, fut organisée par le Département d’Etat américain contre l’avis d’un Trésor plus soucieux d’un retour à l’étalon-or et au business as usual. On sait quel fut son impact dans la réconciliation franco-allemande, le démarrage de l’Union européenne, la stabilité politique de l’Europe de l’ouest et son arrimage définitif aux Etats-Unis.

La différence entre les deux après-guerre tient ainsi au rôle différent des Etats-Unis, qui, largement inspirés par le souvenir des années 1930, assumèrent l’hégémonie après 1945. Le fait que l’hégémonie américaine ne fut plus contestée, même par l’Angleterre, contribua naturellement au résultat.
 
 

Conséquences économiques
 
 

Les conséquences principales de la crise sur les relations économiques internationale portent sur la mise en place d’institutions internationales destinées à assurer la coopération ou à faciliter la négociation afin d’éviter les ruptures dommageables à l’ensemble de l’économie mondiale.

L'interprétation de la dépression qui modela la réorganisation économique de l'après-guerre est la suivante: la transmission internationale de la dépression résulte de l'importance des flux de capitaux à court terme spéculatifs (hot money), de la fragilité des systèmes bancaires, de l'absence de coordination entre banques centrales, des dévaluations compétitives et de la rigidité excessive du système de changes fixes. D'où la création à Bretton-Woods d'un système de changes fixes mais ajustables : fixes parce que l’on pensait alors toujours que cela favorisait les échanges internationaux ; ajustables parce qu’en cas de déséquilibre majeur, il valait mieux dévaluer que contracter l'économie ; mais ajustables avec l’accord du FMI, ce qui permettait d’éviter les dévaluations compétitives. Dans ce système, les gouvernements étaient autorisés à maintenir des contrôles aux mouvements de capitaux (pour éviter les attaques spéculatives), et même encouragés à les surveiller, ce à quoi s’employaient également le FMI et la BRI). Enfin, étaient créés des programmes d'aide du FMI pour faciliter les ajustements structurels, toujours douloureux.

Deux autres traits du système monétaire international d’après-guerre tirèrent également les leçons de la crise, non sans effets pernicieux à terme : la prééminence du dollar et la création abondante de liquidité internationale. La prééminence des Etats-Unis à la fin de la guerre conduisit à un système monétaire international qui achevait l’idée d’étalon de change-or de la conférence de Gênes : le dollar servirait de réserves aux banques centrales des autres pays, et ne serait plus convertible en or que pour elles. Cette organisation évitait naturellement la lutte pour la suprématie, mais permettait l’abus par les Etats-Unis de leur pouvoir de création de la monnaie internationale. Longtemps pourtant ce risque fut négligé car, autre souvenir de la crise, on s’inquiétait davantage de l’inverse : la pénurie de liquidité internationale qui pouvait résulter de l’étalon-or. La peur de la déflation (et l’espoir de certains de les substituer aux dollars) amena d’ailleurs tardivement le FMI à créer les Droits de tirage spéciaux (DTS), embryon de monnaie internationale dont l’échec permit de percevoir les limites atteintes alors par la coopération internationale.

Au delà du système monétaire international, l’organisation du GATT, forum de coopération internationale destiné à faciliter les échanges commerciaux trouva aussi son inspiration dans l’effondrement du commerce international qui eut lieu pendant la crise du fait de la succession de protections tarifaires, de prohibitions et de dévaluations compétitives. Fonctionnant selon le principe de la nation la plus favorisée, le GATT limita les conflits commerciaux bilatéraux, et empêcha les successions de rétorsions en fournissant un espace où les responsables des politiques commerciales s'habituèrent à négocier.
 
 

L’ensemble de la reconstruction des relations économiques internationales après la guerre peut donc se lire comme un effort pour organiser une coopération internationale afin d’éviter le retour d’une crise analogue à celle des années 1930. Cet effort fut couronné de succès puisque paix, croissance et intégration internationale allèrent de pair. Il est donc paradoxal, mais cela témoigne aussi de l’importance continuée de la crise dans les esprits, de voir que dans les années 1960, c’est au nom d’une nouvelle lecture de celle-ci que les critiques s'attaquèrent au système de Bretton-Woods. On contesta le rôle des mouvements de capitaux dans la crise pour privilégier les erreurs de politique monétaire. On affirma que les changes flexibles auraient facilité l’ajustement de déséquilibres structurels réduits à des différences de politiques monétaires (cf. ci-dessus). Néanmoins, il s'agissait sans doute davantage de justifier un refus croissant de coopération (ou de l'hégémonie américaine) que d'une nouvelle analyse de la crise. Le retour d’une hégémonie américaine depuis la chute du mur de Berlin et une décennie de croissance rapide permet à un seul pays de résoudre des crises financières encore fréquentes, toujours dans le souvenir du besoin vital d’un prêteur international en dernier ressort. Il reste que l’émergence de l’Union européenne comme puissance monétaire porte en germe une rupture de cette hégémonie face à laquelle la leçon de l’entre-deux-guerres semble encore de construire sans relâche des lieux de coopération permettant d’éviter incompréhension, lenteur et inefficacité dans la lutte contre les crises.