Une nouvel horizon collectif, condition d'une croissance durable ?
Pierre-Cyrille Hautcoeur




Contribution à l'ouvrage collectif Des idées pour la croissance, Rexecode-Economica, 2003.
Repris dans Les Echos, 12 mai 2003.
 

Une croissance durablement élevée repose sur un taux d'investissement élevé. Mais pourquoi investir ? Mon hypothèse est que ce qui freine aujourd'hui l'investissement et la croissance en France et en Europe n'est ni l'insuffisance des ressources d'épargne disponibles, ni la volatilité macroéconomique ou financière, mais le manque de perspectives à long terme, perspectives technologiques et économiques certes, mais au delà sociales et politiques. Les gouvernements ont peu de moyens d'agir sur le développement de telles perspectives. Il est cependant deux directions dans lesquelles ils peuvent y contribuer : l'un est l'articulation entre développement des connaissances et projet de société, l'autre est la mise en place d'un espace élargi de paix autour de l'Europe.

L'expérience historique montre que deux formes d'investissement sont déterminantes pour une croissance durable : l'effort de recherche-développement et l'investissement privé. Le premier, faible quantitativement mais essentiel qualitativement, dépend largement des pouvoirs publics : le caractère de bien collectif de la connaissance légitime sans ambiguïté cette dépendance. Un effort en matière de recherche publique et d'incitation à la recherche des entreprises doit être effectivement engagé pour atteindre l'objectif européen de 3% de dépenses de recherche dans le PIB.
Certes, les dépenses publiques de recherche sont déjà élevées en France, et une meilleure organisation serait sans doute aussi nécessaire qu'un surcroît de financement. Il reste que la faiblesse extrême des dépenses d'enseignement supérieur en France menace à terme la recherche publique comme privée en menaçant la formation des chercheurs. Il reste aussi que les réformes nécessaires de la recherche publique ne seront possibles que si la communauté scientifique est convaincue du rôle éminent qu'on lui reconnaît, ce qui dépend en partie d'un budget accru, en partie de la reconnaissance de l'importance pour la société de la connaissance en tant que telle.
Si en effet l'effort budgétaire doit porter sur l'incitation à la recherche privée, exceptionnellement faible en France, celle-ci doit être pensée dans un sens large, qui implique une articulation avec la recherche publique non seulement en matière technologique ou finalisée, mais également dans la recherche fondamentale. D'une part parce que la recherche fondamentale est au cœur des ruptures technologiques de demain. Mais aussi parce que cette recherche de connaissances gratuites, que ce soit en sciences humaines et sociales ou en sciences de la nature, contribue, avec la recherche technologique mais aussi avec le milieu artistique dont elle reste trop séparée, à l'émergence, à la formulation et à la discussion publique des nouvelles visions de la société future, dont les termes aujourd'hui banals de "développement durable" résument souvent le caractère de projet global. A l'heure où les Etats-Unis se fient plus que jamais, à tort ou à raison, à leur destin particulier et au mode de vie qu'ils y associent, ce sont de telles visions qui manquent à l'Europe - et elles se construiront au niveau européen ou s'évanouiront devant la force du mythe américain.
Ces visions ne pourront se clarifier et se structurer que par la conjonction des efforts créatifs de tous ces acteurs (chercheurs, artistes, ingénieurs, entrepreneurs, etc) et dans le respect de leurs logiques professionnelles respectives. Elles seules fourniront les perspectives à long terme nécessaires à la croissance de l'investissement : d'un investissement qui - telle est du moins la vision qui me semble convenir aux Européens - ne visera pas à produire plus, ou moins cher (ce que nombre de pays dits en développement font déjà mieux que nous) mais à produire les services et les biens nouveaux d'une société originale ; spécialement - c'est le sens de la notion de développement durable - si la survie à long terme de la société dépend de sa transformation d'une société de consommation matérielle en une société de services aux personnes et d'innovations protectrices (contre les risques émergents) autant que productives.
En ce sens, la recherche et la culture, si elles bénéficient des médiateurs adéquats (entre elles et avec les entreprises), pourront jouer un rôle majeur dans l'accélération d'un investissement sur lequel les politiques publiques ont par ailleurs renoncé, sans doute à juste titre, à agir directement.

Le second domaine majeur dans lequel l'Etat peut agir de manière déterminante sur les perspectives de long terme nécessaires à l'investissement est l'environnement international. La construction d'un environnement international à la fois rassurant et porteur de dynamiques mobilisatrices doit être une priorité. Certes, la France n'a pas la capacité (même dans le cadre européen) de réorganiser l'ensemble du monde, au moins dans un horizon prévisible. En revanche, le développement autour de l'Union européenne d'une zone de relations privilégiées et institutionalisées englobant le bassin méditerranéen, le Proche-Orient et l'est de l'Europe aurait des effets économiques et politiques majeurs et semble réalisable. Une telle construction, proposée récemment par R. Prodi et Ch. Patten dans Le Monde, fournirait à la fois un horizon politique auxquels les Français de toutes origines pourraient contribuer avec fierté, un instrument de mobilisation économique et sociale pour les entreprises comme pour les ONG, et un projet apte à relancer l'Union européenne comme à résoudre ses problèmes de frontières. Son prix ne saurait être trop élevé. On notera qu'un tel projet suppose également une vision de l'avenir pour laquelle une compréhension profonde de l'histoire et du présent des sociétés impliquées est une condition vitale.

L'histoire montre que c'est la construction de projets mobilisateurs pour toute une société qui permet la mise en place de dynamiques longues de croissance. Aider à la définition d'un projet de société nouveau à l'échelle européenne est ainsi un moyen essentiel de favoriser une croissance durable.