Financial centres
Pierre-Cyrille Hautcoeur


Article pour le
Palgrave Dictionary of Transnational History, à paraître


L’activité financière semble parmi les plus hiérarchisées à l’échelle mondiale. Quelques grandes places financières concentrent en effet des opérations dont les montants sont colossaux comparés à l’activité de centres plus petits, et disproportionnés par rapport à la plupart des indicateurs d’activité économique : les opérations sur les marchés boursiers ou des changes, spécialement sur les produits dérivés, sont plusieurs fois supérieur au PNB des plus grands pays. Les flux internationaux de capitaux qui y sont associés peuvent être assez importants pour provoquer des crises de change ou des crises financières qui déstabilisent l’économie de régions entières du monde, comme l’a montré l’exemple de la crise asiatique de 1997. Inversement, les places financières semblent procurer des avantages importants - de revenu mais aussi de domination - aux pays où elles sont installées.

 

Définition

Une place financière est une ville dans laquelle des opérateurs financiers organisent ou effectuent des transactions financières et les paiements qui leur sont liés. Ces opérateurs peuvent relever d’un certain nombre de métiers et d’organisations différents : ainsi, aujourd’hui, les banques reçoivent des dépôts et réalisent des prêts (activité de banque commerciale), mais également gèrent l’épargne (activité de banque de placement), et organisent des opérations financières, par exemple des émissions de titres (activité de banque d’investissement). Les bourses de valeurs sont organisées pour réaliser au mieux la confrontation des offres et des demandes des titres qui y sont cotés, c’est-à-dire d’assurer le maximum de liquidité (rapidité et facilité de transaction) et de publicité (de sécurité et de transparence des opérations) aux opérateurs. Les compagnies d’assurance proposent des instruments de protection contre divers aléas, mais aussi, avec d’autres acteurs comme les fonds de pension, des instruments d’épargne à long terme. Les banques centrales régulent les mouvements des taux d’intérêt et, en général associées à divers régulateurs publics, surveillent l’activité des banques et des marchés et définissent leurs règles de fonctionnement. Enfin, des cabinets d'audit et d'expertise comptable, des agences de notation et des entreprises de presse ou d'information financière produisent ou certifient une information sur les emprunteurs nécessaire au bon fonctionnement de tout système financier.

Tous ces éléments sont peu ou prou présents dans les grandes places financière contemporaines, mais ne l’ont pas toujours été par le passé. Certaines places financières ont pu être principalement centrées sur certaines activités ou en négliger quelques unes. Certains acteurs, comme les banques centrales, n’ont pas toujours existé, ou sous des formes différentes. La plupart des travaux soulignent cependant l’importance des interdépendances entre ces fonctions et ces opérateurs, conduisant à des économies externes qui favorisent la concentration des activités financières dans un petit nombre de places.

L’importance d’une place financière peut ainsi se mesurer par le nombre ou la diversité des opérateurs qui y sont présents, et par les volumes des opérations qu’ils conduisent. Néanmoins, la notion de financial centre suggère davantage : une périphérie, une aire d’extension du pouvoir de contrôle de la place financière. Une géographie économique soulignerait ainsi que les places financières majeures contrôlent les opérations financières d’aires géographiques très étendues, tandis que de plus petites places ont un rôle national, régional, ou local. Pour l’essentiel, ces hiérarchies s’incluent mutuellement, en raison du processus de construction des Etats par séparation du national et de l’étranger qui s’est achevé aux 19e et 20e siècles: les places régionales sont soumises aux nationales, qui dépendent des places internationales. Nous nous restreignons ici à l’étude des principales places ayant un rôle international.

 

<>Histoire
 

Une hiérarchie internationale de places financières existe au moins depuis le Renaissance. Fernand Braudel a insisté sur la succession d’économies mondes organisées autour de Venise et Gênes en Italie, Anvers puis Amsterdam aux Pays-Bas, avant l’émergence de Londres comme place dominante au 19e siècle. Cette simple liste met en évidence l’articulation entre activités commerciale et financière : ce sont les grands ports au cœur du commerce international qui deviennent des places financières. Il peut cependant y avoir un décalage chronologique entre les deux, comme en témoigne le déclin du rôle commercial d’Amsterdam dès le début du 18e siècle, alors que son effacement financier résultera d’abord de la Révolution française et de l’exil à Londres de nombre des financiers hollandais.

Dès le milieu du 19e siècle, Londres se distingue non seulement par l’importance de ses activités financières, mais surtout par leur diversité, cette spécialisation résultant d'ailleurs largement de la taille de la place. Les merchants banks, dominées par les Rothschilds et Barings,  sont spécialisées dans les opérations internationales, acceptation d'effets de commerce et émissions d'emprunts d'Etat en particulier. Les overseas banks contrôlent depuis Londres des activités réalisées surtout dans l'Empire (elles ont 132 agences à l'étranger en 1960, 739 en 1890). Les grandes clearing banks ont une activité de dépôts et de crédit plus nationale, même si elles vont peu à peu aussi développer un réseau à l'étranger. C’est sans doute alors – comme aujourd’hui – la seule place qui inclut la totalité des métiers financiers, et qui réalise des opérations à l’échelle de la quasi-totalité de la planète. L’absence d’une activité commerciale comparable à celle de Londres explique que manque à Paris dans la première moitié du 19e siècle le marché du crédit à court terme et de l’escompte, spécialement d'acceptations internationales. Sous le Second Empire, Paris connaît néanmoins un développement rapide du marché boursier (qui s’appuie, comme la Bourse de Londres d’ailleurs, sur les titres de chemins de fer, une dette publique désormais réputée et les actions bancaires), et un renforcement du système bancaire avec la création de grandes banques à réseau comme de banques d’affaires d’envergure internationale. En Europe (spécialement en Autriche, en Espagne, en Italie), mais aussi parfois en Amérique latine, les financiers français (spécialement le Crédit mobilier et les Rothschild) l'emportent même sur les anglais, qui contrôlent néanmoins un champ géographique beaucoup plus large, celui de l'empire colonial et du commerce britannique. La guerre franco prussienne de 1870,  et la subséquente montée en puissance de Berlin, affaiblissent la situation française et semblent même menacer  la prééminence de Londres. Avec le développement des banques universelles berlinoises (qui suivent le modèle de la Société générale de Belgique et du Crédit mobilier parisien), des hésitations se font jour sur la supériorité du modèle anglais, en particulier sur la forte spécialisation des métiers financiers qui y règne. Les grandes banques allemandes étendent leur activité à l'industrie de toute l'Europe centrale ainsi qu'à l'Italie. Néanmoins, le marché financier reste restreint d'accès et les banques régionales puissantes en Allemagne, ce qui empêche Berlin d'atteindre le niveau de rayonnement international de Londres ou Paris. En outre, Londres se renouvelle, de grandes fusions conduisent à la formation des « Big Five » (banques), banques de dépôt plus diversifiées en 1918 qui vont dominer la banque mondiale dans l’entre-deux-guerres,  ce qui montre que les capacités d’adaptation des acteurs rendent facilement obsolètes les typologies trop simples.

 

La Première Guerre Mondiale change en partie la donne pour les principales places financières : le système financier allemand est mis à mal par l’hyperinflation, et le rôle international de Berlin disparaît, l’Allemagne devenant dépendante d’émissions à New-York d’emprunts libellés en dollars avant de tourner à l’autarcie dans les années 1930. Paris subit d’énormes pertes sur son portefeuille étranger (russe en particulier), et est affaiblie par l’inflation jusqu’à 1926 ; malgré des efforts d’organisation collective, elle ne retrouve pas son rôle d’avant-guerre. Londres garde une prééminence symbolique, renforcée par le retour de la Livre à l'étalon-or en 1925. La Banque d'Angleterre en tire une grande autorité dans les réorganisations monétaires d'Europe centrale dans les années 1920, même si ce n'est pas sans tensions avec Paris. Elle n'a cependant plus vraiment les moyens de sa politique, dans la mesure où la Grande-Bretagne ne peut plus réaliser d'investissements à l'étranger à l'échelle de ceux de la Belle Epoque. A cet égard, la nouvelle place majeure est désormais New-York, devenu pôle principal d’exportation de capitaux à l’échelle mondial, mais aussi pôle monétaire avec un marché d’acceptations et de reports boursiers concurrent de celui de Londres, des banques moins internationalisées mais néanmoins en pleine expansion,  et une Bourse qui devient pour longtemps la référence, même si elle reste essentiellement soucieuse de l'économie nationale. La crise financière mondiale de 1930-32, si elle démarre sans doute en Europe, est démultipliée et mondialisée par la crise bancaire américaine, elle-même résultat en partie de l'engagement des banques new-yorkaises en Allemagne. Le poids désormais dominant des capitaux étatsuniens en Amérique latine l'enchaîne alors (et pour longtemps) au destin financier de ces mêmes banques. La prééminence de Wall Street joue par la suite un rôle majeur dans les transformations des systèmes financiers partout dans le monde. Le Glass Steagall act de 1933, qui règlemente et contrôle mais aussi restreint et cloisonne les activités financière en s'inspirant de la tradition jeffersonienne isolationniste, décentralisatrice et anti-financière plus que du keynésianisme naissant, est imité partout dans le monde dans les années 1930 ou 1940.

Certes, la contestation des marchés financiers, de leur centralisation autour de quelques places majeures à la logique transnationale avait des fondements bien antérieurs, et dès la fin du 19e siècle des tentatives pour maintenir une autonomie financière régionale ou locale étaient apparues dans de nombreux pays (mouvements coopératifs, mutualistes, ou publics en Allemagne, Italie, France et même Grande-Bretagne ou Etats-Unis). Elle s’était renforcée d'une dimension étatiste pendant la Première Guerre Mondiale et dans les convulsions financières conflictuelles qui la suivirent (réparations, dettes de guerre, concurrence pour la réorganisation monétaire des années 1920), mais sans parvenir à détrôner l’idée de l’efficacité de l’internationalisation des marchés de capitaux. Cette contestation gagne une légitimité nouvelle avec la grande crise, qui conduit à un repli sur elles-mêmes des économies nationales et à un effondrement du rôle international des grandes places financières.

 

Les guerres, la crise  et le repli sur elles-mêmes des grandes économies nationales, s’ils ont affaibli les grandes places financières, ont plutôt renforcé les petites, capables de se nicher dans les interstices laissées libres. C’est en particulier le cas de la Suisse, qui est devenue un centre majeur de gestion de fortune privée à l’échelle mondiale grâce aux deux guerres et à leurs cortèges de réfugiés. Mais cette activité est moins intégrée à l’économie mondiale qu’aux époques antérieures où Bruxelles ou Genève finançaient directement les tramways ou l’industrie électriques de régions entières de l’Europe. A l'exception du rôle de coordinateur discret joué par la Banque des règlements internationaux, d'ailleurs installée à Bâle et non à Genève ou Zurich, la place suisse ne va d’ailleurs pas vraiment contribuer au redémarrage de la finance internationale. C’est bien davantage, de nouveau, à Londres que celui-ci a lieu à partir du milieu des années 1950.

La  renaissance londonienne  est enclenchée par le développement du marché des euro-dollars, dépôts, puis crédits et enfin émissions de titres réalisés en dollars à Londres entre acteurs financiers de tous pays. Les banquiers londoniens y acceptent des dépôts en dollars de toutes origines (des soviétiques aux pétro-monarchies en passant par tous les grands exportateurs occidentaux), et les utilisent pour prêter à des multinationales ou à tous autres acteurs ayant besoin de liquidités dans cette monnaie (aisément transférables dans beaucoup d'autres une fois la convertibilité rétablie en Europe en 1958).  Le développement de ce marché résulte d’un choix alors unique pour un pays de cette taille : le renoncement à une autonomie du système financier national. Au-delà encore de ce qui avait eu lieu au 19e siècle, la place de Londres devient le lieu de rendez-vous et d’activité de toutes les grandes banques mondiales, qui y réalisent un grand nombre d’opérations n’ayant rien à voir avec la Grande-Bretagne. Ce succès est renforcé par le maintien du contrôle des changes et de forts nationalismes financiers dans les principaux pays européens durant les années 1960, voire bien au-delà. Il est encore amplifié par l'ouverture de la Bourse de Londres à une concurrence accrue avec le Big Bang de 1986.

Peu à peu cependant, tous les grands pays suivent l’Angleterre dans une libéralisation massive des activités financières. New-York était resté une place de première importance, mais d’abord dédiée à son économie nationale même si le rôle de celle-ci lui imposait des responsabilités mondiales (assumées en particulier à travers le FMI et la Banque mondiale). Elle connaît un nouvel élan à partir de 1980, mais ne devient jamais aussi internationale que Londres. Les grandes places européennes, Paris et Francfort, libéralisent tardivement leurs bourses et leurs systèmes bancaires (après 1984 à Paris, à la fin des années 1990 pour Berlin), et deviennent des places d’envergure européenne. Par contre et pour la première fois, des places asiatiques font partie des grandes places mondiales : Tokyo dès la fin des années 1970 grâce à ses banques (qui occupent dans les années 1980 toutes les premières places mondiales), au moins jusqu’à la longue décennie de descente aux enfers de sa Bourse (à partir de 1990). Singapour et surtout Hong-Kong suivent, qui jouent un rôle régional comme marchés boursiers et pour le financement du commerce, avant l’émergence en cours de Shanghaï.

 

A l’orée du 21e siècle, plusieurs éléments pourraient renforcer la domination des plus grandes des places financières : les marchés boursiers deviennent des sociétés anonymes et se lancent dans des stratégies d’alliances et d’absorptions, tandis que quelques mégabanques ambitionnent de jouer un rôle véritablement mondial (HSBC et Citigroup principalement). Néanmoins, cette stratégie n’a pas encore prouvé sa pertinence et, en Europe comme aux Etats-Unis, les consolidations bancaires restent d’abord régionales. Euronext, fusion des bourses de Paris, Bruxelles, Amsterdam et Lisbonne, désormais alliée au New York Stock Exchange, ne semble pas en mesure de conduire à une centralisation parisienne (ou new-yorkaise) des activités de marché, mais plutôt rester une alliance de marchés boursiers nationaux avec interopérabilité et mise en commun de services centraux (systèmes informatiques de cotation et de livraison). Une centralisation accrue pourrait d'ailleurs déboucher sur l’émergence de nouvelles bourses nationales ou le renforcement de bourses plus petites. En effet, plus encore que pour les banques, la centralisation peut conduire pour les marchés boursiers à une négligence ou une moindre qualité de service envers les entreprises moyennes. Les pouvoirs politiques pourraient même reprendre la main en considérant que la cotation des sociétés nationales sur des bourses nationales (ou européennes dans le cas de l’Union) présente une importance stratégique. Il reste que des proportions croissantes de l'épargne mondiale sont gérées par des fonds localisés à Londres ou New-York, qui imposent leurs normes aux emprunteurs de toute la planète. Les fonds d'Etat (Norvège, Quatar, Bahrein, Chine, etc.) qui ont fait récemment la une des journaux ne constituent d'ailleurs pas vraiment une exception, car dans la plupart des cas ils sont gérés sur les mêmes places et selon les mêmes principes.  

Plus important d'ailleurs que les sièges des fonds de pension, des banques et des bourses, l’unification en cours des normes comptables internationales, menée par les grands cabinets d’audit américains et imposée en toute discrétion par la Commission européenne, renforce les places américaines et anglaises dans lesquelles ces normes sont d’usage courant et conformes aux théories financières acceptées, à la différence de pays comme le Japon, l’Allemagne ou la France, dans lesquelles elles ne s’imposent que par la contrainte. L'exemple le plus important en ce sens est la diffusion de l'évaluation à la valeur de marché (au lieu de la valeur d'acquisition amortie). Le retrait de plusieurs sociétés de leur cotation en Bourse de New-York pour cette raison témoigne du poids de contrainte que ces  normes peuvent représenter.

 

Explications

 

Quelles raisons conduisent à la concentration des opérations et des acteurs de la finance ? Une première hypothèse repose sur les besoins de réallocation des capitaux à grande échelle : si certaines régions du monde disposent de capitaux disponibles tandis que d’autres en manquent, des places financières peuvent servir d’intermédiaires. Le crédit à des pays émergents où les investissements sont particulièrement rentables en est l’exemple classique ; si ces crédits furent massifs et centralisés au 19e siècle, il n’est pas sûr en revanche qu'aujourd’hui les places financières jouent un rôle aussi direct dans les flux à destination des pays émergents, qui sont davantage réalisés directement par les firmes multinationales elles-mêmes ou par des organisations internationales comme la Banque mondiale. Les places financières offrent plutôt un ensemble de services complexes à des emprunteurs et investisseurs largement disséminés. Si la hiérarchie des places financières est ainsi sans doute liée à une hiérarchie de la géographie économique mondiale au 19e siècle (un centre européen, une périphérie européenne ou de peuplement européenne, une périphérie plus marginalisée extra-européenne souvent colonisée), elle repose sans doute aujourd’hui davantage sur la compétitivité de l’offre de services financiers aux entreprises et aux investisseurs des pays riches en général, la domination politique n’étant plus aussi centrale.

 

Les causes déterminant l’émergence et le développement d’une place financière sont bien connues mais les raisons de leur hiérarchie demeurent discutées, et ont sans doute varié dans le temps. Le niveau de développement économique du pays d’accueil (et spécialement de la ville d’accueil) est une condition nécessaire, aujourd’hui sans doute davantage par la disponibilité de main d’œuvre hautement qualifiée qu’il garantit que par l’épargne qu’il assure. Si en effet les grandes places financières étaient jusqu’à 1914, voire 1960, habituellement les capitales des principaux pays exportateurs de capitaux, ce n’est plus le cas aujourd’hui des Etats-Unis ou de la Grande-Bretagne, qui réallouent l’épargne internationale – en la transformant –, plus que l’épargne  nationale.

L’importance de la main d’œuvre qualifiée, de l’expérience et de la réputation conduit ainsi à une forte path dependency des places financières, qui s’applique particulièrement à Londres dont la place au sommet de la hiérarchie a traversé les vicissitudes de l'histoire moderne.

Certains affirment aujourd’hui qu’une législation adaptée est une condition de développement d’une place financière, et il est possible en effet que dans une atmosphère de concurrence plus vive entre places une fiscalité du capital modérée ou une législation pro-business puissent contribuer à une telle émergence. Des villes comme Hong-Kong en donnent un exemple. Historiquement, une attitude libérale envers les entreprises modernes et les marchés fut une aide, mais elle résulta autant de l’existence de places financières que l’inverse, comme en témoigne le calendrier de la libéralisation des sociétés anonymes ou de la libéralisation des opérations boursières à terme. Sur ce terrain, la Grande-Bretagne précéda en effet les autres pays européens de quelques années seulement. Néanmoins, la surveillance exercée par les régulateurs est aussi une condition de la confiance des opérateurs. Leur idéal est donc sans doute une autorégulation assez sévère, sous le contrôle d’Etats garantissant surtout un système judiciaire efficace et une vigilance envers les dérapages. Tel est la situation à Londres, où la Bourse est essentiellement autorégulée depuis son origine, et où la Banque d’Angleterre et les grandes banques assurent conjointement la stabilité du système bancaire sans intervention substantielle du Trésor, même dans les interventionnistes années 1950 ou 1970. Et si l’absence de banque centrale est accusée d’avoir freiné le développement financier américain en laissant les crises financières y atteindre une gravité supérieure, elle n’empêcha pas l’émergence de New-York, pas plus que ce ne fut le cas en Suisse où la Banque nationale n’apparut qu’en 1907.

Ce n’est donc pas essentiellement par la réglementation financière, mais par l’intervention directe dans le financement de l’économie que les gouvernements affectent les positions relatives des places financières : c’est cette intervention qui a, par exemple, réduit fortement le rôle de Paris, et qui réduisait celle de Londres avant qu’elle ne se tourne vers les activités internationales dans les années 1950. En particulier, le développement de systèmes financiers réduisant la place des marchés, et donnant la prééminence à des institutions financières nationales dans une allocation organisée du crédit, freina pendant les Trente glorieuses l’internationalisation de beaucoup d’économies et donc la constitution de places financières d’envergure.

Le rôle international de la monnaie du pays hôte semblait jusque récemment la condition du succès d’une place financière, qui le renforçait d’ailleurs en retour. C’est ainsi que le florin dominait le 18e siècle bien au-delà du poids de l’économie hollandaise, que le franc rayonnait sous le Second Empire au point de mener à l’émergence de l’union monétaire latine (1865) et à des projets de monnaie universelle, que la livre (encore secondée par le franc) jouait sous l’étalon-or classique (après 1873) un rôle mondial qui renforçait la place de Londres. De même, la montée du dollar accompagna celle de New-York, en tout cas son développement international à partir de 1900 et surtout de 1920. Néanmoins, le cas de la Londres actuelle - comme de Kong-Kong ou récemment Shanghaï - témoigne qu’une place peut utiliser la monnaie dominante pour assurer son propre développement, même si elle ne peut exercer aucune politique monétaire à l’égard de cette monnaie. Il en est de même, semble-t-il de la domination politique, qui allait souvent de pair avec la domination monétaire. Au 19e siècle, l’aire d’influence d’une place financière incluait au premier chef les pays de la zone d’influence politique et commerciale d’un pays. L’Empire britannique et les pays de peuplement européen pour Londres, l’Europe continentale et le pourtour méditerranéen pour Paris, constituaient les premières zones d’exportation de capitaux comme de développement bancaire. L’influence politique semble un moindre déterminant de succès d’une place financière aujourd’hui. En effet, les principales places financières ne sont plus nécessairement les capitales de grands exportateurs de capitaux (les Etats-Unis sont même devenus le principal emprunteur mondial depuis les années 1990); et les flux privés de capitaux ne sont plus instrumentalisés pour des motifs politiques comme lorsqu'ils finançaient les dettes publiques Russe, Italienne ou Ottomane avant 1914.

 

Conséquences

Les places financières ont-elles des effets économiques ou politiques positifs ou négatifs ? Dans les débats nationaux, on les accuse souvent d’orienter en leur faveur les politiques économiques aux dépens du reste de l’économie. Cette accusation a été portée contre Paris et Londres avant 1914, soupçonnées d’exporter des capitaux nécessaires à l’économie nationale ; de nouveau à Londres dans les années 1920 lors du retour de la livre à la parité d’avant-guerre qui aurait nuit à l’industrie. Le poids croissant de Wall Street a donné lieu à des procès pour monopole ou abus de pouvoir contre les grandes banques et compagnies d’assurance dès les années 1900, puis aux régulations du New Deal et des années 1950, voire plus récemment à la loi Sarbanes-Oxley (2002).

La raison principale derrière ces accusations est dans la concentration du pouvoir dans les grandes places financières. Si rien n’indique que la finance soit structurellement plus encline à défendre ses intérêts auprès des pouvoirs politiques que d’autres activités, il est possible qu’elle y parvienne mieux, en raison de cette concentration, des liens inévitables entre financiers et gouvernements (souvent emprunteurs), et de la mobilité de ses acteurs: toute menace sur leur activité ou leur profits peut les conduire à émigrer, comme les banquiers d'Amsterdam à Londres après l'invasion napoléonienne, ou certains brokers parisiens à Bruxelles en 1893, quand une loi restreignit leur activité.

A côté de ce risque d'abus de position dominante, un autre (que nous avons déjà évoqué précédemment) est que la centralisation financière liée au développement de places importantes empêche un développement économique harmonieux et décentralisé en détruisant les réseaux localisés de distribution du crédit. En contrepartie de ces inconvénients (d'ailleurs imparfaitement démontrés), les places financières présentent des avantages pour l'économie qui les héberge : en premier lieu, comme d'autres activités de services, la finance produit des revenus, qui jouent par exemple un rôle important dans l’économie comme dans la balance des paiements en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis ou à Hong-Kong. Sa concentration suggère même que les grandes places financières (Londres en premier lieu) bénéficient dans doute de rentes de monopole à l'égard des autres pays (ce qui expliquerait pourquoi les états tentent de développer leurs places financières). Par ailleurs, la concentration d'activités de services financiers et para-financiers de grande qualité peut bénéficier aux autres activités du pays hôte.

Au niveau international, les places financières contribuent au fonctionnement efficace des marchés de capitaux internationaux, mais aussi à leur hiérarchisation : elles définissent les normes et les règles aux emprunteurs et aux prêteurs de tous pays, et classent les pays en termes de solvabilité ou de crédibilité en fonction de leurs valeurs. Dès la fin du 19e siècle, les grandes banques développaient des méthodes sophistiquées pour hiérarchiser les emprunteurs souverains, et des agences de notation comme Moody's publièrent des classements dès l'entre-deux-guerres. Cette hiérarchisation définissait, on l’a vu, des zones d’influence au 19e siècle, avec des pays intermédiaires (l’Empire ottoman, le Mexique) capables de susciter la concurrence des financiers de plusieurs places. Aujourd’hui, elle s’exerce plutôt à l’échelle de l’ensemble des places financières, situées dans les grands pays développés (avec des exceptions futures possibles à Bahrein et Shanghaï), à l’encontre du reste de la planète, et spécialement des économies intermédiaires dont le développement rapide requiert internationalisation financière et ressources extérieures. Les normes sont désormais largement communes aux communautés financières des principales places, qui se concurrencent sur l’innovation de services. Pour la plupart des pays cependant, se conformer aux valeurs dominantes (voire aux modes) des grandes places financières est la condition de l’accès au marché financier international. Les places financières sont, en ce sens, des acteurs majeurs des inégalités internationales.

 

 Pierre-Cyrille Hautcoeur

 

Further reading

 

Coste, P., La lutte pour la suprématie financière. Les grands marchés financiers. Paris, Londres, New-York, Paris : 1932

Jones, G. Banks as multinationals, London, 1990

Cassis, Y. Les capitales du capital. Histoire des places financières internationales, 1780-2005, Genève, 2006 (traduction anglaise chez Oxford je crois)

Kindleberger, Ch.P. The formation of financial centers, Princeton, 1974.

Michie, H. The City of London : continuity and change, 1850-1990, London, 1992

Reed, H.C. The preeminence of international financial centers, New-York, 1981

Robert, R. (ed.), Offshore financial centres, Aldershot, 1994.

Sassen, S., The Global City: New-york, London, Tokyo, Princeton, 2001