Financial
centres
Pierre-Cyrille Hautcoeur
Article pour le
L’activité
financière semble parmi les plus hiérarchisées
à
l’échelle mondiale. Quelques grandes places financières
concentrent en effet
des opérations dont les montants sont colossaux comparés
à l’activité de
centres plus petits, et disproportionnés par rapport à la
plupart des
indicateurs d’activité économique : les
opérations sur les marchés
boursiers ou des changes, spécialement sur les produits
dérivés, sont plusieurs
fois supérieur au PNB des plus grands pays. Les flux
internationaux de capitaux
qui y sont associés peuvent être assez importants pour
provoquer des crises de
change ou des crises financières qui déstabilisent
l’économie de régions
entières du monde, comme l’a montré l’exemple de la crise
asiatique de 1997.
Inversement, les places financières semblent procurer des
avantages importants -
de revenu mais aussi de domination - aux pays où elles sont
installées.
Définition
Une place financière
est une ville dans laquelle des
opérateurs financiers organisent ou effectuent des transactions
financières et
les paiements qui leur sont liés. Ces opérateurs peuvent
relever d’un certain
nombre de métiers et d’organisations différents :
ainsi, aujourd’hui, les
banques reçoivent des dépôts et réalisent
des prêts (activité de banque
commerciale), mais également gèrent l’épargne
(activité de banque de
placement), et organisent des opérations financières, par
exemple des émissions
de titres (activité de banque d’investissement). Les bourses de
valeurs sont
organisées pour réaliser au mieux la confrontation des
offres et des demandes
des titres qui y sont cotés, c’est-à-dire d’assurer le
maximum de liquidité
(rapidité et facilité de transaction) et de
publicité (de sécurité et de
transparence des opérations) aux opérateurs. Les
compagnies d’assurance
proposent des instruments de protection contre divers aléas,
mais aussi, avec d’autres
acteurs comme les fonds de pension, des instruments d’épargne
à long terme. Les
banques centrales régulent les mouvements des taux
d’intérêt et, en général
associées à divers régulateurs publics,
surveillent l’activité des banques et
des marchés et définissent leurs règles de
fonctionnement. Enfin, des cabinets
d'audit et d'expertise comptable, des agences de notation et des
entreprises de
presse ou d'information financière produisent ou certifient une
information sur
les emprunteurs nécessaire au bon fonctionnement de tout
système financier.
Tous ces
éléments sont peu ou prou présents dans les
grandes
places financière contemporaines, mais ne l’ont pas toujours
été par le passé.
Certaines places financières ont pu être principalement
centrées sur certaines
activités ou en négliger quelques unes. Certains acteurs,
comme les banques
centrales, n’ont pas toujours existé, ou sous des formes
différentes. La
plupart des travaux soulignent cependant l’importance des
interdépendances
entre ces fonctions et ces opérateurs, conduisant à des
économies externes qui
favorisent la concentration des activités financières
dans un petit nombre de
places.
L’importance d’une place
financière peut ainsi se mesurer
par le nombre ou la diversité des opérateurs qui y sont
présents, et par les
volumes des opérations qu’ils conduisent. Néanmoins, la
notion de financial centre
suggère davantage : une périphérie, une aire
d’extension du pouvoir de
contrôle de la place financière. Une géographie
économique soulignerait ainsi
que les places financières majeures contrôlent les
opérations financières
d’aires géographiques très étendues, tandis que de
plus petites places ont un
rôle national, régional, ou local. Pour l’essentiel, ces
hiérarchies s’incluent
mutuellement, en raison du processus de construction des Etats par
séparation
du national et de l’étranger qui s’est achevé aux 19e
et 20e
siècles: les places régionales sont soumises aux
nationales, qui dépendent des
places internationales. Nous nous restreignons ici à
l’étude des principales
places ayant un rôle international.
Une hiérarchie
internationale de places financières existe
au moins depuis le Renaissance. Fernand Braudel a insisté sur la
succession
d’économies mondes organisées autour de Venise et
Gênes en Italie, Anvers puis
Amsterdam aux Pays-Bas, avant l’émergence de Londres comme place
dominante au 19e
siècle. Cette simple liste met en évidence l’articulation
entre activités
commerciale et financière : ce sont les grands ports au
cœur du commerce
international qui deviennent des places financières. Il peut
cependant y avoir
un décalage chronologique entre les deux, comme en
témoigne le déclin du rôle
commercial d’Amsterdam dès le début du 18e
siècle, alors que son
effacement financier résultera d’abord de la Révolution
française et de l’exil
à Londres de nombre des financiers hollandais.
Dès le milieu du 19e
siècle, Londres se distingue
non seulement par l’importance de ses activités
financières, mais surtout par
leur diversité, cette spécialisation résultant
d'ailleurs largement de la
taille de la place. Les merchants banks, dominées par les
Rothschilds et
Barings, sont spécialisées
dans les
opérations internationales, acceptation d'effets de commerce et
émissions d'emprunts
d'Etat en particulier. Les overseas banks contrôlent depuis
Londres des
activités réalisées surtout dans l'Empire (elles
ont 132 agences à l'étranger
en 1960, 739 en 1890). Les grandes clearing banks ont une
activité de dépôts et
de crédit plus nationale, même si elles vont peu à
peu aussi développer un
réseau à l'étranger. C’est sans doute alors –
comme aujourd’hui – la seule
place qui inclut la totalité des métiers financiers, et
qui réalise des
opérations à l’échelle de la quasi-totalité
de la planète. L’absence d’une
activité commerciale comparable à celle de Londres
explique que manque à Paris
dans la première moitié du 19e siècle
le marché du crédit à court
terme et de l’escompte, spécialement d'acceptations
internationales. Sous le
Second Empire, Paris connaît néanmoins un
développement rapide du marché
boursier (qui s’appuie, comme la Bourse de Londres d’ailleurs, sur les
titres
de chemins de fer, une dette publique désormais
réputée et les actions
bancaires), et un renforcement du système bancaire avec la
création de grandes
banques à réseau comme de banques d’affaires d’envergure
internationale. En
Europe (spécialement en Autriche, en Espagne, en Italie), mais
aussi parfois en
Amérique latine, les financiers français
(spécialement le Crédit mobilier et
les Rothschild) l'emportent même sur les anglais, qui
contrôlent néanmoins un
champ géographique beaucoup plus large, celui de l'empire
colonial et du
commerce britannique. La guerre franco prussienne de 1870,
et la subséquente montée en puissance de
Berlin, affaiblissent la situation française et semblent
même menacer la
prééminence de Londres. Avec le
développement des banques universelles berlinoises (qui suivent
le modèle de la
Société générale de Belgique et du
Crédit mobilier parisien), des hésitations
se font jour sur la supériorité du modèle anglais,
en particulier sur la forte
spécialisation des métiers financiers qui y règne.
Les grandes banques
allemandes étendent leur activité à l'industrie de
toute l'Europe centrale
ainsi qu'à l'Italie. Néanmoins, le marché
financier reste restreint d'accès et
les banques régionales puissantes en Allemagne, ce qui
empêche Berlin d'atteindre
le niveau de rayonnement international de Londres ou Paris. En outre,
Londres
se renouvelle, de grandes fusions conduisent à la formation des
« Big
Five » (banques), banques de dépôt plus
diversifiées en 1918 qui vont
dominer la banque mondiale dans l’entre-deux-guerres, ce
qui montre que les capacités d’adaptation
des acteurs rendent facilement obsolètes les typologies trop
simples.
La Première Guerre
Mondiale change en partie la donne pour
les principales places financières : le système
financier allemand est mis
à mal par l’hyperinflation, et le rôle international de
Berlin disparaît,
l’Allemagne devenant dépendante d’émissions à
New-York d’emprunts libellés en
dollars avant de tourner à l’autarcie dans les années
1930. Paris subit
d’énormes pertes sur son portefeuille étranger (russe en
particulier), et est
affaiblie par l’inflation jusqu’à 1926 ; malgré des
efforts d’organisation
collective, elle ne retrouve pas son rôle d’avant-guerre. Londres
garde une
prééminence symbolique, renforcée par le retour de
la Livre à l'étalon-or en
1925. La Banque d'Angleterre en tire une grande autorité dans
les
réorganisations monétaires d'Europe centrale dans les
années 1920, même si ce
n'est pas sans tensions avec Paris. Elle n'a cependant plus vraiment
les moyens
de sa politique, dans la mesure où la Grande-Bretagne ne peut
plus réaliser
d'investissements à l'étranger à l'échelle
de ceux de la Belle Epoque. A cet
égard, la nouvelle place majeure est désormais New-York,
devenu pôle principal
d’exportation de capitaux à l’échelle mondial, mais aussi
pôle monétaire avec
un marché d’acceptations et de reports boursiers concurrent de
celui de
Londres, des banques moins internationalisées mais
néanmoins en pleine
expansion, et une Bourse qui devient
pour longtemps la référence, même si elle reste
essentiellement soucieuse de
l'économie nationale. La crise financière mondiale de
1930-32, si elle démarre
sans doute en Europe, est démultipliée et
mondialisée par la crise bancaire
américaine, elle-même résultat en partie de
l'engagement des banques
new-yorkaises en Allemagne. Le poids désormais dominant des
capitaux
étatsuniens en Amérique latine l'enchaîne alors (et
pour longtemps) au destin
financier de ces mêmes banques. La prééminence de
Wall Street joue par la suite
un rôle majeur dans les transformations des systèmes
financiers partout dans le
monde. Le Glass Steagall act de 1933, qui règlemente et
contrôle mais aussi
restreint et cloisonne les activités financière en
s'inspirant de la tradition
jeffersonienne isolationniste, décentralisatrice et
anti-financière plus que du
keynésianisme naissant, est imité partout dans le monde
dans les années 1930 ou
1940.
Certes, la contestation des
marchés financiers, de leur
centralisation autour de quelques places majeures à la logique
transnationale avait
des fondements bien antérieurs, et dès la fin du 19e
siècle des
tentatives pour maintenir une autonomie financière
régionale ou locale étaient apparues
dans de nombreux pays (mouvements coopératifs, mutualistes, ou
publics en Allemagne,
Italie, France et même Grande-Bretagne ou Etats-Unis). Elle
s’était renforcée
d'une dimension étatiste pendant la Première Guerre
Mondiale et dans les convulsions
financières conflictuelles qui la suivirent (réparations,
dettes de guerre,
concurrence pour la réorganisation monétaire des
années 1920), mais sans
parvenir à détrôner l’idée de
l’efficacité de l’internationalisation des
marchés de capitaux. Cette contestation gagne une
légitimité nouvelle avec la
grande crise, qui conduit à un repli sur elles-mêmes des
économies nationales
et à un effondrement du rôle international des grandes
places financières.
Les guerres, la crise
et le repli sur elles-mêmes des grandes économies
nationales, s’ils ont
affaibli les grandes places financières, ont plutôt
renforcé les petites,
capables de se nicher dans les interstices laissées libres.
C’est en
particulier le cas de la Suisse, qui est devenue un centre majeur de
gestion de
fortune privée à l’échelle mondiale grâce
aux deux guerres et à leurs cortèges
de réfugiés. Mais cette activité est moins
intégrée à l’économie mondiale
qu’aux époques antérieures où Bruxelles ou
Genève finançaient directement les
tramways ou l’industrie électriques de régions
entières de l’Europe. A
l'exception du rôle de coordinateur discret joué par la
Banque des règlements
internationaux, d'ailleurs installée à Bâle et non
à Genève ou Zurich, la place
suisse ne va d’ailleurs pas vraiment contribuer au redémarrage
de la finance
internationale. C’est bien davantage, de nouveau, à Londres que
celui-ci a lieu
à partir du milieu des années 1950.
La renaissance
londonienne est enclenchée par le
développement du marché des euro-dollars,
dépôts, puis crédits et enfin émissions
de titres réalisés en dollars à Londres entre
acteurs financiers de tous pays. Les
banquiers londoniens y acceptent des dépôts en dollars de
toutes origines (des
soviétiques aux pétro-monarchies en passant par tous les
grands exportateurs
occidentaux), et les utilisent pour prêter à des
multinationales ou à tous autres
acteurs ayant besoin de liquidités dans cette monnaie
(aisément transférables
dans beaucoup d'autres une fois la convertibilité
rétablie en Europe en
1958). Le développement de ce
marché résulte
d’un choix alors unique pour un pays de cette taille : le
renoncement à
une autonomie du système financier national. Au-delà
encore de ce qui avait eu
lieu au 19e siècle, la place de Londres devient le
lieu de
rendez-vous et d’activité de toutes les grandes banques
mondiales, qui y
réalisent un grand nombre d’opérations n’ayant rien
à voir avec la
Grande-Bretagne. Ce succès est renforcé par le maintien
du contrôle des changes
et de forts nationalismes financiers dans les principaux pays
européens durant
les années 1960, voire bien au-delà. Il est encore
amplifié par l'ouverture de
la Bourse de Londres à une concurrence accrue avec le Big Bang
de 1986.
Peu à peu cependant,
tous les grands pays suivent
l’Angleterre dans une libéralisation massive des
activités financières.
New-York était resté une place de première
importance, mais d’abord dédiée à
son économie nationale même si le rôle de celle-ci
lui imposait des
responsabilités mondiales (assumées en particulier
à travers le FMI et la Banque
mondiale). Elle connaît un nouvel élan à partir de
1980, mais ne devient jamais
aussi internationale que Londres. Les grandes places
européennes, Paris et
Francfort, libéralisent tardivement leurs bourses et leurs
systèmes bancaires
(après 1984 à Paris, à la fin des années
1990 pour Berlin), et deviennent des
places d’envergure européenne. Par contre et pour la
première fois, des places
asiatiques font partie des grandes places mondiales : Tokyo
dès la fin des
années 1970 grâce à ses banques (qui occupent dans
les années 1980 toutes les
premières places mondiales), au moins jusqu’à la longue
décennie de descente
aux enfers de sa Bourse (à partir de 1990). Singapour et surtout
Hong-Kong
suivent, qui jouent un rôle régional comme marchés
boursiers et pour le
financement du commerce, avant l’émergence en cours de
Shanghaï.
A l’orée du 21e
siècle, plusieurs éléments
pourraient renforcer la domination des plus grandes des places
financières : les marchés boursiers deviennent des
sociétés anonymes et se
lancent dans des stratégies d’alliances et d’absorptions, tandis
que quelques mégabanques
ambitionnent de jouer un rôle véritablement mondial (HSBC
et Citigroup
principalement). Néanmoins, cette stratégie n’a pas
encore prouvé sa pertinence
et, en Europe comme aux Etats-Unis, les consolidations bancaires
restent
d’abord régionales. Euronext, fusion des bourses de Paris,
Bruxelles, Amsterdam
et Lisbonne, désormais alliée au New York Stock Exchange,
ne semble pas en
mesure de conduire à une centralisation parisienne (ou
new-yorkaise) des
activités de marché, mais plutôt rester une
alliance de marchés boursiers
nationaux avec interopérabilité et mise en commun de
services centraux
(systèmes informatiques de cotation et de livraison). Une
centralisation accrue
pourrait d'ailleurs déboucher sur l’émergence de
nouvelles bourses nationales ou
le renforcement de bourses plus petites. En effet, plus encore que pour
les
banques, la centralisation peut conduire pour les marchés
boursiers à une
négligence ou une moindre qualité de service envers les
entreprises moyennes. Les
pouvoirs politiques pourraient même reprendre la main en
considérant que la
cotation des sociétés nationales sur des bourses
nationales (ou européennes
dans le cas de l’Union) présente une importance
stratégique. Il reste que des proportions
croissantes de l'épargne mondiale sont gérées par
des fonds localisés à Londres
ou New-York, qui imposent leurs normes aux emprunteurs de toute la
planète. Les
fonds d'Etat (Norvège, Quatar, Bahrein, Chine, etc.) qui ont
fait récemment la
une des journaux ne constituent d'ailleurs pas vraiment une exception,
car dans
la plupart des cas ils sont gérés sur les mêmes
places et selon les mêmes
principes.
Plus important d'ailleurs que
les sièges des fonds de
pension, des banques et des bourses, l’unification en cours des normes
comptables internationales, menée par les grands cabinets
d’audit américains et
imposée en toute discrétion par la Commission
européenne, renforce les places
américaines et anglaises dans lesquelles ces normes sont d’usage
courant et
conformes aux théories financières acceptées,
à la différence de pays comme le
Japon, l’Allemagne ou la France, dans lesquelles elles ne s’imposent
que par la
contrainte. L'exemple le plus important en ce sens est la diffusion de
l'évaluation à la valeur de marché (au lieu de la
valeur d'acquisition
amortie). Le retrait de plusieurs sociétés de leur
cotation en Bourse de
New-York pour cette raison témoigne du poids de contrainte que
ces normes peuvent représenter.
Explications
Quelles raisons conduisent
à la concentration des opérations
et des acteurs de la finance ? Une première
hypothèse repose sur les
besoins de réallocation des capitaux à grande
échelle : si certaines
régions du monde disposent de capitaux disponibles tandis que
d’autres en
manquent, des places financières peuvent servir
d’intermédiaires. Le crédit à
des pays émergents où les investissements sont
particulièrement rentables en
est l’exemple classique ; si ces crédits furent massifs et
centralisés au
19e siècle, il n’est pas sûr en revanche qu'aujourd’hui
les places financières
jouent un rôle aussi direct dans les flux à destination
des pays émergents, qui
sont davantage réalisés directement par les firmes
multinationales elles-mêmes
ou par des organisations internationales comme la Banque mondiale. Les
places
financières offrent plutôt un ensemble de services
complexes à des emprunteurs
et investisseurs largement disséminés. Si la
hiérarchie des places financières
est ainsi sans doute liée à une hiérarchie de la
géographie économique mondiale
au 19e siècle (un centre européen, une
périphérie européenne ou de
peuplement européenne, une périphérie plus
marginalisée extra-européenne
souvent colonisée), elle repose sans doute aujourd’hui davantage
sur la
compétitivité de l’offre de services financiers aux
entreprises et aux investisseurs
des pays riches en général, la domination politique
n’étant plus aussi
centrale.
Les causes déterminant
l’émergence et le développement d’une
place financière sont bien connues mais les raisons de leur
hiérarchie
demeurent discutées, et ont sans doute varié dans le
temps. Le niveau de
développement économique du pays d’accueil (et
spécialement de la ville
d’accueil) est une condition nécessaire, aujourd’hui sans doute
davantage par
la disponibilité de main d’œuvre hautement qualifiée
qu’il garantit que par
l’épargne qu’il assure. Si en effet les grandes places
financières étaient
jusqu’à 1914, voire 1960, habituellement les capitales des
principaux pays
exportateurs de capitaux, ce n’est plus le cas aujourd’hui des
Etats-Unis ou de
la Grande-Bretagne, qui réallouent l’épargne
internationale – en la
transformant –, plus que l’épargne
nationale.
L’importance de la main
d’œuvre qualifiée, de l’expérience
et de la réputation conduit ainsi à une forte path
dependency des places
financières, qui s’applique particulièrement à
Londres dont la place au sommet
de la hiérarchie a traversé les vicissitudes de
l'histoire moderne.
Certains affirment aujourd’hui
qu’une législation adaptée
est une condition de développement d’une place
financière, et il est possible
en effet que dans une atmosphère de concurrence plus vive entre
places une
fiscalité du capital modérée ou une
législation pro-business puissent
contribuer à une telle émergence. Des villes comme
Hong-Kong en donnent un
exemple. Historiquement, une attitude libérale envers les
entreprises modernes
et les marchés fut une aide, mais elle résulta autant de
l’existence de places
financières que l’inverse, comme en témoigne le
calendrier de la libéralisation
des sociétés anonymes ou de la libéralisation des
opérations boursières à
terme. Sur ce terrain, la Grande-Bretagne précéda en
effet les autres pays
européens de quelques années seulement. Néanmoins,
la surveillance exercée par
les régulateurs est aussi une condition de la confiance des
opérateurs. Leur idéal
est donc sans doute une autorégulation assez
sévère, sous le contrôle d’Etats
garantissant surtout un système judiciaire efficace et une
vigilance envers les
dérapages. Tel est la situation à Londres, où la
Bourse est essentiellement
autorégulée depuis son origine, et où la Banque
d’Angleterre et les grandes
banques assurent conjointement la stabilité du système
bancaire sans
intervention substantielle du Trésor, même dans les
interventionnistes années
1950 ou 1970. Et si l’absence de banque centrale est accusée
d’avoir freiné le
développement financier américain en laissant les crises
financières y
atteindre une gravité supérieure, elle n’empêcha
pas l’émergence de New-York,
pas plus que ce ne fut le cas en Suisse où la Banque nationale
n’apparut qu’en 1907.
Ce n’est donc pas
essentiellement par la réglementation
financière, mais par l’intervention directe dans le financement
de l’économie
que les gouvernements affectent les positions relatives des places
financières : c’est cette intervention qui a, par exemple,
réduit
fortement le rôle de Paris, et qui réduisait celle de
Londres avant qu’elle ne
se tourne vers les activités internationales dans les
années 1950. En
particulier, le développement de systèmes financiers
réduisant la place des
marchés, et donnant la prééminence à des
institutions financières nationales
dans une allocation organisée du crédit, freina pendant
les Trente glorieuses
l’internationalisation de beaucoup d’économies et donc la
constitution de
places financières d’envergure.
Le rôle international de
la monnaie du pays hôte semblait
jusque récemment la condition du succès d’une place
financière, qui le
renforçait d’ailleurs en retour. C’est ainsi que le florin
dominait le 18e
siècle bien au-delà du poids de l’économie
hollandaise, que le franc rayonnait
sous le Second Empire au point de mener à l’émergence de
l’union monétaire
latine (1865) et à des projets de monnaie universelle, que la
livre (encore secondée
par le franc) jouait sous l’étalon-or classique (après
1873) un rôle mondial
qui renforçait la place de Londres. De même, la
montée du dollar accompagna
celle de New-York, en tout cas son développement international
à partir de 1900
et surtout de 1920. Néanmoins, le cas de la Londres actuelle -
comme de
Kong-Kong ou récemment Shanghaï - témoigne qu’une
place peut utiliser la
monnaie dominante pour assurer son propre développement,
même si elle ne peut
exercer aucune politique monétaire à l’égard de
cette monnaie. Il en est de
même, semble-t-il de la domination politique, qui allait souvent
de pair avec
la domination monétaire. Au 19e siècle, l’aire
d’influence d’une
place financière incluait au premier chef les pays de la zone
d’influence
politique et commerciale d’un pays. L’Empire britannique et les pays de
peuplement européen pour Londres, l’Europe continentale et le
pourtour
méditerranéen pour Paris, constituaient les
premières zones d’exportation de
capitaux comme de développement bancaire. L’influence politique
semble un
moindre déterminant de succès d’une place
financière aujourd’hui. En effet, les
principales places financières ne sont plus
nécessairement les capitales de
grands exportateurs de capitaux (les Etats-Unis sont même devenus
le principal
emprunteur mondial depuis les années 1990); et les flux
privés de capitaux ne sont
plus instrumentalisés pour des motifs politiques comme
lorsqu'ils finançaient
les dettes publiques Russe, Italienne ou Ottomane avant 1914.
Conséquences
Les places financières
ont-elles des effets économiques ou
politiques positifs ou négatifs ? Dans les débats
nationaux, on les accuse
souvent d’orienter en leur faveur les politiques économiques aux
dépens du
reste de l’économie. Cette accusation a été
portée contre Paris et Londres
avant 1914, soupçonnées d’exporter des capitaux
nécessaires à l’économie
nationale ; de nouveau à Londres dans les années
1920 lors du retour de la
livre à la parité d’avant-guerre qui aurait nuit
à l’industrie. Le poids
croissant de Wall Street a donné lieu à des procès
pour monopole ou abus de
pouvoir contre les grandes banques et compagnies d’assurance dès
les années
1900, puis aux régulations du New Deal et des années
1950, voire plus récemment
à la loi Sarbanes-Oxley (2002).
La raison principale
derrière ces accusations est dans la
concentration du pouvoir dans les grandes places financières. Si
rien n’indique
que la finance soit structurellement plus encline à
défendre ses intérêts
auprès des pouvoirs politiques que d’autres activités, il
est possible qu’elle
y parvienne mieux, en raison de cette concentration, des liens
inévitables entre
financiers et gouvernements (souvent emprunteurs), et de la
mobilité de ses
acteurs: toute menace sur leur activité ou leur profits peut les
conduire à
émigrer, comme les banquiers d'Amsterdam à Londres
après l'invasion
napoléonienne, ou certains brokers parisiens à Bruxelles
en 1893, quand une loi
restreignit leur activité.
A côté de ce
risque d'abus de position dominante, un autre
(que nous avons déjà évoqué
précédemment) est que la centralisation financière
liée au développement de places importantes empêche
un développement économique
harmonieux et décentralisé en détruisant les
réseaux localisés de distribution
du crédit. En contrepartie de ces inconvénients
(d'ailleurs imparfaitement
démontrés), les places financières
présentent des avantages pour l'économie qui
les héberge : en premier lieu, comme d'autres activités
de services, la finance
produit des revenus, qui jouent par exemple un rôle important
dans l’économie
comme dans la balance des paiements en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis
ou à
Hong-Kong. Sa concentration suggère même que les grandes
places financières
(Londres en premier lieu) bénéficient dans doute de
rentes de monopole à
l'égard des autres pays (ce qui expliquerait pourquoi les
états tentent de
développer leurs places financières). Par ailleurs, la
concentration
d'activités de services financiers et para-financiers de grande
qualité peut
bénéficier aux autres activités du pays
hôte.
Au niveau international, les
places financières contribuent
au fonctionnement efficace des marchés de capitaux
internationaux, mais aussi à
leur hiérarchisation : elles définissent les normes
et les règles aux
emprunteurs et aux prêteurs de tous pays, et classent les pays en
termes de
solvabilité ou de crédibilité en fonction de leurs
valeurs. Dès la fin du 19e
siècle, les grandes banques développaient des
méthodes sophistiquées pour
hiérarchiser les emprunteurs souverains, et des agences de
notation comme
Moody's publièrent des classements dès
l'entre-deux-guerres. Cette
hiérarchisation définissait, on l’a vu, des zones
d’influence au 19e
siècle, avec des pays intermédiaires (l’Empire ottoman,
le Mexique) capables de
susciter la concurrence des financiers de plusieurs places.
Aujourd’hui, elle
s’exerce plutôt à l’échelle de l’ensemble des
places financières, situées dans
les grands pays développés (avec des exceptions futures
possibles à Bahrein et
Shanghaï), à l’encontre du reste de la planète, et
spécialement des économies
intermédiaires dont le développement rapide requiert
internationalisation
financière et ressources extérieures. Les normes sont
désormais largement
communes aux communautés financières des principales
places, qui se
concurrencent sur l’innovation de services. Pour la plupart des pays
cependant,
se conformer aux valeurs dominantes (voire aux modes) des grandes
places
financières est la condition de l’accès au marché
financier international. Les
places financières sont, en ce sens, des acteurs majeurs des
inégalités
internationales.
Pierre-Cyrille
Hautcoeur
Further reading
Coste, P., La
lutte
pour la suprématie financière. Les grands marchés
financiers. Paris, Londres,
New-York, Paris : 1932
Jones, G. Banks
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Cassis, Y. Les
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