Compte rendu par Pierre-Cyrille Hautcoeur,
Université d'Orléans et DELTA, paru dans Annales,
histoire, sciences sociales, 1998 n° 3.
Douglas Irwin, spécialiste à la fois d’histoire
des politiques protectionnistes (en Grande-bretagne et en France au XVIIIe
siècles) et de la théorie de la protection, nous offre ici
un beau livre concentré sur le versant analytique du sujet. On ne
trouvera donc presque rien ici qui concerne les politiques protectionnistes
menées au cours des âges, ni même les raisons qu’elles
se donnèrent: l’auteur, suivant une tradition classique de l’histoire
de la pensée économique, cherche à montrer l’émergence
des arguments utilisés contre le libre-échange en fonction
de leur validité intrinsèque (i.e. vue depuis la théorie
actuelle) et non de leur importance momentanée. Cette approche pourra
surprendre l’historien qui ne trouvera aucune indication ni sur le contexte
historique d’apparition des idées protectionnistes ou libre-échangistes,
ni sur les modes de la transmission éventuelle d’une idée
entre les différents auteurs l’ayant élaborée. On
comprendra d’autant plus cette surprise qu’après un chapitre synthétisant
toute la tradition occidentale, l’auteur se restreint rapidement aux théoriciens
anglo-saxons. Toute pensée digne de mention sur le libre-échange
semble en effet disparaître d’Europe continentale à partir
de 1800: List lui-même est traité cavalièrement, et
Manoïlescu apparaît comme un prête nom plus que comme
un véritable auteur. Si l’on passe sur ces détails, l’ouvrage
se lit avec plaisir et présente avec plus de vivacité et
plus systématiquement son sujet que la plupart des travaux parus
comme lui pour l’anniversaire de l’abrogation des corn laws.
La première partie présente une histoire à grands
traits de l’idée de libre-échange, tandis que la seconde
revient séparément sur chacun des arguments actuellement
encore utilisés pour justifier des politiques protectionnistes.
Le premier chapitre examine l’apparition de la question avant
les mercantilistes. Il oppose essentiellement les arguments contre le commerce
considéré soit comme menace pour l’indépendance nationale,
soit comme corrupteur de la moralité ou du sens civique (arguments
utilisés au moins d’Horace à Luther, mais qui ne sont pas
proprement économiques) à la doctrine de l’économie
universelle selon laquelle la Providence a délibérément
dispersé les biens entre diverses régions pour promouvoir
le commerce pacifique (et pacificateurs) entre elles, doctrine stoïcienne
reprise par divers Pères de l’Eglise. L’auteur montre la filiation
depuis cette doctrine jusqu’à A. Smith à travers la doctrine
thomiste de la loi naturelle et l’incorporation d’un droit de commercer
dans le droit international par Vitoria.
Le second chapitre examine les théories des mercantilistes
anglais d’une manière raffraichissante sinon entièrement
neuve: il montre d’une part que ces auteurs innovent par un raisonnement
strictement économique (en écartant les arguments politiques
ou moraux en faveur du protectionnisme), d’autre part qu’ils donnent un
rôle essentiel au commerce extérieur dans un enrichissement
mutuellement bénéfique (et non jeu à somme nulle comme
dit trop souvent). Si le commerce international est vu comme limité
(d’où la nécessité de se battre pour les parts de
marché) et les exportations comme plus bénéfiques
que les importations, plusieurs mercantilistes reconnaissent la nature
de troc de l’échange, et donc l’impossibilité d’exporter
sans importer (que démontrera plus tard le mécanisme
d’ajustement automatique de Vanderlint et Hume) et mettent moins l’accent
sur l’intérêt d’un excédent commercial que sur la possibilité
d’influencer la composition par produits du commerce pour stimuler l’industrie
nationale (invention du terme de “protection” en 1719 par Asgill). Le mercantilisme
apparaît ainsi comme une doctrine d’ensemble plus cohérente
que l’on ne dit souvent, et finalement proche des politiques de substitution
d’importations des années 1950.
Le chapitre 3 présente l’émergence réelle
de la doctrine du libre-échange à la fin du XVIIe siècle.
L’auteur montre bien comment la définition du “free trade” passe
de l’absence de monopole à l’absence de barrières commerciales
avec la diffusion de l’idée qu’intérêt général
et intérêts privés de marchands en concurrence convergent
naturellement (une idée qui apparaît dès 1648 chez
Parker 1648), et des doutes sur la capacité de l’Etat à améliorer
le bien commun par la régulation du commerce (Davenant, 1696). L’auteur
insiste sur la contribution d’Henry Martyn (1701), qui bien avant Smith
précise définitivement les avantages d’une division internationale
du travail. Plus généralement, il montre que le progrès
de Smith est moins analytique que dans la réunion de la plupart
des arguments pertinents antérieurs dans une synthèse appuyée
sur une philosophie politique solide. Ceci le conduit à consacrer
le chapitre 4 entier à l’étude des sources du libéralisme
de Smith dans la physiocratie et la philosophie morale.
Ce n’est qu’après ce « détour » que
le chapitre 5 montre l’apport essentiel de Smith: le premier système
complet, fondé sur une philosophie politique précise et partant
d’un critère clair selon lequel évaluer les politiques économiques
(leur effet sur le revenu national). L’auteur montre comment Smith intègre
les différents arguments antérieurs (allocation des facteurs,
coût d’opportunité, possibilité de compensation des
victimes de la libéralisation par les bénéficiaires,
risque de représailles) mais aussi des arguments nouveaux (gains
résultant de l’élargissement du marché et de la division
du travail, encouragement à l’innovation, diffusion des savoirs).
La postérité de Smith dans la théorie libérale
du XIXe siècle est examinée dans le chapitre 6 à travers
les travaux de James Mills, Torrens et Ricardo qui entre 1814 et 1817 démontrent
la théorie des avantages comparatifs et les bienfaits de la spécialisation.
Même s’il se consacre surtout aux développements analytiques,
l’auteur reconnaît que les débats politiques de l’époque
voient les classiques utiliser parfois des arguments étrangers à
la théorie pure du commerce international, comme lorsque Ricardo
accuse les corn laws d’augmenter le prix du blé, donc les salaires,
donc de diminuer les profits et de ralentir l’accumulation. Il reste qu’à
ce stade de son histoire, le libre-échange est désormais
définitivement dominant dans le domaine de la théorie, de
sorte que la seconde partie du livre s’intéresse aux arguments protectionnistes,
arguments qui fournissent chacun la matière d’un chapitre. On examine
ainsi successivement la possibilité d’influencer les termes de l’échange
par la protection (argument du tarif optimal) (chapitre 7), la désirabilité
de protéger une industrie dans l’enfance (chapitre 8), l’utilisation
de la protection pour bénéficier des rendements croissants
existant dans certaines activités (chapitre 9), pour contrecarrer
les effets défavorables résultant de l’existence de différences
de salaires au sein d’un pays entre secteurs concurrencés et non
concurrencés (chapitre 10), pour éviter les effets non souhaités
du libre-échange sur la distribution du revenu national (chapitre
11 et 12), pour rétablir le plein-emploi dans une situation de salaires
rigides et de changes fixes (chapitre 13) ou pour profiter stratégiquement
de la possibilité d’assurer à des entreprises nationales
des rentes de monopole dans ne situation de concurrence imparfaite (chapitre
14).
La démarche suivie dans la plupart de ces chapitres est
la même: identifier le coeur de la question théorique, rechercher
ses premières apparitions puis la formulation claire de l’argument
protectionniste, enfin montrer les limites de cet argument. L’auteur montre
avec talent comment la plupart des arguments ont des racines très
anciennes mais que de longs délais s’écoulent entre les premières
intuitions et la formulation claire de l’argument, puis entre celle-ci
et la mise en évidence précise de l’ensemble des conditions
sur lesquelles il repose (on pourrait ajouter que certains des arguments
dynamiques de Smith commencent tout juste d’être intégrés
dans les modèles formes de l’échange).
L’auteur ne cache pas son fort scepticisme envers toute protection.
Il développe, comme il le reconnaît lui même, tous les
arguments attribués par Hirschman à la « rhétorique
réactionnaire » pour éliminer successivement les différents
arguments protectionnistes: l’argument des termes de l’échange,
reconnu comme le plus fort, est éliminé au nom des risques
de représailles et confiné à légitimer la recherche
d’accords commerciaux par rapport à la libéralisation unilatérale.
La plupart des arguments suivants sont éliminés au nom de
l’existence de meilleures politiques que la protection, politiques qui
traiteraient plus directement les problèmes soulevés et éviteraient
les distorsions associées au protectionnisme. Celui-ci ne peut être
qu’un second choix, utilisable seulement en l’absence d’autres politiques.
Mais alors encore faut-il être sûr que l’Etat sache mesurer
les avantages et les coûts d’une protection, et la mettre en oeuvre
d’une manière qui ne puisse être capturée par quelques
intérêts particuliers. Enfin, l’argument keynésien
est éliminé, contrairement aux principes de l’auteur, moins
sur une analyse théorique précise qu’au nom des circonstances,
qui ne se seraient prêtées qu’à un moment très
particulier du passé à son application. L’auteur conclut
nettement en faveur du libre-échange: la moins coûteuse, la
plus claire, la plus stable des politiques à mettre en oeuvre. Même
si on n’adhère pas à une conclusion si tranchée, on
ne peut qu’espérer que le niveau d’argumentation de ce livre devienne
la norme parmi les auteurs traitant du protectionnisme.