Douglas A. Irwin, Against the tide, an intellectual history of  free trade, Princeton UP, 1996, 265 pages, index.
 
 

Compte rendu par Pierre-Cyrille Hautcoeur, Université d'Orléans et DELTA, paru dans Annales, histoire, sciences sociales, 1998 n° 3.
 

 Douglas Irwin, spécialiste à la fois d’histoire des politiques protectionnistes (en Grande-bretagne et en France au XVIIIe siècles) et de la théorie de la protection, nous offre ici un beau livre concentré sur le versant analytique du sujet. On ne trouvera donc presque rien ici qui concerne les politiques protectionnistes menées au cours des âges, ni même les raisons qu’elles se donnèrent: l’auteur, suivant une tradition classique de l’histoire de la pensée économique, cherche à montrer l’émergence des arguments utilisés contre le libre-échange en fonction de leur validité intrinsèque (i.e. vue depuis la théorie actuelle) et non de leur importance momentanée. Cette approche pourra surprendre l’historien qui ne trouvera aucune indication ni sur le contexte historique d’apparition des idées protectionnistes ou libre-échangistes, ni sur les modes de la transmission éventuelle d’une idée entre les différents auteurs l’ayant élaborée. On comprendra d’autant plus cette surprise qu’après un chapitre synthétisant toute la tradition occidentale, l’auteur se restreint rapidement aux théoriciens anglo-saxons. Toute pensée digne de mention sur le libre-échange semble en effet disparaître d’Europe continentale à partir de 1800: List lui-même est traité cavalièrement, et Manoïlescu apparaît comme un prête nom plus que comme un véritable auteur. Si l’on passe sur ces détails, l’ouvrage se lit avec plaisir et présente avec plus de vivacité et plus systématiquement son sujet que la plupart des travaux parus comme lui pour l’anniversaire de l’abrogation des corn laws.
La première partie présente une histoire à grands traits de l’idée de libre-échange, tandis que la seconde revient séparément sur chacun des arguments actuellement encore utilisés pour justifier des politiques protectionnistes.
 Le premier chapitre examine l’apparition de la question avant les mercantilistes. Il oppose essentiellement les arguments contre le commerce considéré soit comme menace pour l’indépendance nationale, soit comme corrupteur de la moralité ou du sens civique (arguments utilisés au moins d’Horace à Luther, mais qui ne sont pas proprement économiques) à la doctrine de l’économie universelle selon laquelle la Providence a délibérément dispersé les biens entre diverses régions pour promouvoir le commerce pacifique (et pacificateurs) entre elles, doctrine stoïcienne reprise par divers Pères de l’Eglise. L’auteur montre la filiation depuis cette doctrine jusqu’à A. Smith à travers la doctrine thomiste de la loi naturelle et l’incorporation d’un droit de commercer dans le droit international par Vitoria.
 Le second chapitre examine les théories des mercantilistes anglais d’une manière raffraichissante sinon entièrement neuve: il montre d’une part que ces auteurs innovent par un raisonnement strictement économique (en écartant les arguments politiques ou moraux en faveur du protectionnisme), d’autre part qu’ils donnent un rôle essentiel au commerce extérieur dans un enrichissement mutuellement bénéfique (et non jeu à somme nulle comme dit trop souvent). Si  le commerce international est vu comme limité (d’où la nécessité de se battre pour les parts de marché) et les exportations comme plus bénéfiques que les importations, plusieurs mercantilistes reconnaissent la nature de troc de l’échange, et donc l’impossibilité d’exporter sans importer (que démontrera plus tard  le mécanisme d’ajustement automatique de Vanderlint et Hume) et mettent moins l’accent sur l’intérêt d’un excédent commercial que sur la possibilité d’influencer la composition par produits du commerce pour stimuler l’industrie nationale (invention du terme de “protection” en 1719 par Asgill). Le mercantilisme apparaît ainsi comme une doctrine d’ensemble plus cohérente que l’on ne dit souvent, et finalement proche des politiques de substitution d’importations des années 1950.
 Le chapitre 3 présente l’émergence réelle de la doctrine du libre-échange à la fin du XVIIe siècle. L’auteur montre bien comment la définition du “free trade” passe de l’absence de monopole à l’absence de barrières commerciales avec la diffusion de l’idée qu’intérêt général et intérêts privés de marchands en concurrence convergent naturellement (une idée qui apparaît dès 1648 chez Parker 1648), et des doutes sur la capacité de l’Etat à améliorer le bien commun par la régulation du commerce (Davenant, 1696). L’auteur insiste sur la contribution d’Henry Martyn (1701), qui bien avant Smith précise définitivement les avantages d’une division internationale du travail. Plus généralement, il montre que le progrès de Smith est moins analytique que dans la réunion de la plupart des arguments pertinents antérieurs dans une synthèse appuyée sur une philosophie politique solide. Ceci le conduit à consacrer le chapitre 4 entier à l’étude des sources du libéralisme de Smith dans la physiocratie et la philosophie morale.
 Ce n’est qu’après ce « détour » que le chapitre 5 montre l’apport essentiel de Smith: le premier système complet, fondé sur une philosophie politique précise et partant d’un critère clair selon lequel évaluer les politiques économiques (leur effet sur le revenu national). L’auteur montre comment Smith intègre les différents arguments antérieurs (allocation des facteurs, coût d’opportunité, possibilité de compensation des victimes de la libéralisation par les bénéficiaires, risque de représailles) mais aussi des arguments nouveaux (gains résultant de l’élargissement du marché et de la division du travail, encouragement à l’innovation, diffusion des savoirs).
 La postérité de Smith dans la théorie libérale du XIXe siècle est examinée dans le chapitre 6 à travers les travaux de James Mills, Torrens et Ricardo qui entre 1814 et 1817 démontrent la théorie des avantages comparatifs et les bienfaits de la spécialisation. Même s’il se consacre surtout aux développements analytiques, l’auteur reconnaît que les débats politiques de l’époque voient les classiques utiliser parfois des arguments étrangers à la théorie pure du commerce international, comme lorsque Ricardo  accuse les corn laws d’augmenter le prix du blé, donc les salaires, donc de diminuer les profits et de ralentir l’accumulation. Il reste qu’à ce stade de son histoire, le libre-échange est désormais définitivement dominant dans le domaine de la théorie, de sorte que la seconde partie du livre s’intéresse aux arguments protectionnistes, arguments qui fournissent chacun la matière d’un chapitre. On examine ainsi successivement la possibilité d’influencer les termes de l’échange par la protection (argument du tarif optimal) (chapitre 7), la désirabilité de protéger une industrie dans l’enfance (chapitre 8), l’utilisation de la protection pour bénéficier des rendements croissants existant dans certaines activités (chapitre 9), pour contrecarrer les effets défavorables résultant de l’existence de différences de salaires au sein d’un pays entre secteurs concurrencés et non concurrencés (chapitre 10), pour éviter les effets non souhaités du libre-échange sur la distribution du revenu national (chapitre 11 et 12), pour rétablir le plein-emploi dans une situation de salaires rigides et de changes fixes (chapitre 13) ou pour profiter stratégiquement de la possibilité d’assurer à des entreprises nationales des rentes de monopole dans ne situation de concurrence imparfaite (chapitre 14).
 La démarche suivie dans la plupart de ces chapitres est la même: identifier le coeur de la question théorique, rechercher ses premières apparitions puis la formulation claire de l’argument protectionniste, enfin montrer les limites de cet argument. L’auteur montre avec talent comment la plupart des arguments ont des racines très anciennes mais que de longs délais s’écoulent entre les premières intuitions et la formulation claire de l’argument, puis entre celle-ci et la mise en évidence précise de l’ensemble des conditions sur lesquelles il repose (on pourrait ajouter que certains des arguments dynamiques de Smith commencent tout juste d’être intégrés dans les modèles formes de l’échange).
 L’auteur ne cache pas son fort scepticisme envers toute protection. Il développe, comme il le reconnaît lui même, tous les arguments attribués par Hirschman à la « rhétorique réactionnaire » pour éliminer successivement les différents arguments protectionnistes: l’argument des termes de l’échange, reconnu comme le plus fort, est éliminé au nom des risques de représailles et confiné à légitimer la recherche d’accords commerciaux par rapport à la libéralisation unilatérale. La plupart des arguments suivants sont éliminés au nom de l’existence de meilleures politiques que la protection, politiques qui traiteraient plus directement les problèmes soulevés et éviteraient les distorsions associées au protectionnisme. Celui-ci ne peut être qu’un second choix, utilisable seulement en l’absence d’autres politiques. Mais alors encore faut-il être sûr que l’Etat sache mesurer les avantages et les coûts d’une protection, et la mettre en oeuvre d’une manière qui ne puisse être capturée par quelques intérêts particuliers. Enfin, l’argument keynésien est éliminé, contrairement aux principes de l’auteur, moins sur une analyse théorique précise qu’au nom des circonstances, qui ne se seraient prêtées qu’à un moment très particulier du passé à son application. L’auteur conclut nettement en faveur du libre-échange: la moins coûteuse, la plus claire, la plus stable des politiques à mettre en oeuvre. Même si on n’adhère pas à une conclusion si tranchée, on ne peut qu’espérer que le niveau d’argumentation de ce livre devienne la norme parmi les auteurs traitant du protectionnisme.