Compte rendu par Pierre-Cyrille Hautcoeur,
Université d'Orléans et DELTA, paru dans Annales,
histoire, sciences sociales, 1997, n°6.
Gilles Jacoud nous propose, dans une version remaniée d’une
thèse de doctorat de sciences économiques, une étude
minutieuse d’un épisode relativement mal connu de l’histoire monétaire
et bancaire française : la courte période de banque libre
qui s’étend de 1796 à 1803. Les banques auxquelles s’intéresse
l’auteur sont celles seules qui émettent des billets librement convertibles
en métal, créant une monnaie de papier nettement distinguée
du papier-monnaie résultant de la monétisation de la dette
publique. L’auteur montre que de nouvelles institutions ont rapidement
mis à profit la levée en 1795 de l’interdiction de créer
de telles banques, et que, contrairement à une idée largement
répandue, la Banque de France n’est pas née de la volonté
du Premier Consul dans un contexte de vide absolu, mais n’a fait que reprendre
et développer la plus dynamique des banques d’émission
qui l’avaient précédée.
L’auteur expose de manière convainquante que la raison
véritable du développement de ces banques est moins la commodité
supérieure du papier par rapport aux espèces que la possibilité
d’une création monétaire passant par une émission
supérieure à l’encaisse métallique. Les principaux
intéressés sont les commerçants qui gagnent accès
à un crédit plus aisé et moins cher, et on ne peut
s’étonner de les voir à l’origine de la création des
principales de ces banques (Caisse des comptes courants, Caisse d’escompte
du commerce et Comptoir commercial, mais aussi “banques de sols” qui ne
remboursent leurs billets qu’en pièces de cuivre et de billon).
Mais les idées physiocrates n’ont pas disparu avec les assignats,
et une Banque territoriale émet également (quoique avec un
succès limité) des billets gagés par des créances
hypothécaires, dans l’espoir de donner de la liquidité à
la richesse foncière.
La description des formes précises d’organisation et de
fonctionnement de ces diverses banques (ch. 2-3) est un point fort et original
du livre. Ainsi, les caisses d’escompte de papier commercial ne fonctionnent
pas toutes de la même manière: la logique de la Caisse des
comptes courants (reprise par la Banque de France quand elle lui succède),
fondée sur l’escompte ouvert à tous (au moins en théorie)
d’effets de commerce grâce à des billets gagés au moins
pour partie par un capital versé initialement en espèces,
concurrence durablement sans l’évincer la logique de crédit
“coopératif” (le terme n’est cependant pas utilisé) de la
Caisse d’escompte du commerce, dans lequel l’escompte est fourni aux seuls
actionnaires et effectué grâce à des billets signés
par eux et constitutifs d’une partie de leur apport en capital (le reste
étant constitué d’espèces, gages de convertibilité
de ces billets). Le caractère expérimental de cette période
n’apparaît pas seulement dans ces nombreuses formes d’organisation,
mais aussi dans les variations des modalités de prise à l’escompte
(durée restant à courir, nombre de signatures, garanties),
des taux imposés, des avantages accordés aux actionnaires,
des taux de couverture considérés comme satisfaisants, ou
dans l’invention de solutions aux problèmes de vols par les dirigeants
ou de falsification des billets, tous sujets abordés par l’auteur
(parfois seulement en passant). Il est aussi intéressant de noter
à quel point l’impersonnalité apparente du billet “à
vue et au porteur” est réduite par l’étroitesse de la population
à même d’utiliser des coupures de montants importants, et
dans quelle mesure ceci apparaît alors comme une condition de la
diffusion stable des billets.
Pourtant, le sujet principal de l’auteur n’est pas l’examen du
fonctionnement des différentes banques coexistant entre 1896 et
1803, ni ses conséquences sur la pratique future du métier
de banquier, mais bien plutôt une explication de la mise en place
du monopole de la Banque de France à partir de 1803: plus de la
moitié du livre est consacré à un examen détaillé
des débats qui ont lieu à ce sujet en 1802 et 1803 (ch. 4-6).
En présentant ce débat, l’auteur montre une certaine sympathie
pour la liberté d’émission et pour les banques évincées
par la Banque de France, sympathie qui semble liée au fait qu’au
lieu d’être comme cette dernière des banques de négociants-banquiers
elles sont organisées par des commerçants et s’adressent
plus directement aux besoins du commerce (acceptant par exemple du papier
à deux signatures). C’est en quelque sorte la convergence entre
le “free banking” et la “banking school” qui est ainsi suggérée.
L’explication de la mise en place du monopole qui est proposée repose
sur un accord implicite entre la haute banque (les régents de la
Banque de France) et l’Etat pour partager les bénéfices du
monopole aux dépens du commerce qui souffrira durablement d’une
banque unique très restrictive dans l’octroi d’escompte. En fait,
suggère l’auteur, les régents, qui avaient pris l’initiative
de réclamer le monopole, sont pris à leur propre piège
quand l’Etat leur impose en contrepartie des conditions qui dégradent
plutôt la situation de la Banque et diminuent largement son indépendance.
Tout admiratif qu’il soit devant la richesse de la description
et de l’analyse du fonctionnement des banques d’émission puis, plus
encore, des débats conduisant au monopole, le non-spécialiste
regrette de ne pas trouver de réponses à un certain nombre
de questions qui lui permettraient de mieux comprendre le sujet traité
et de mieux le situer dans son contexte.
En premier lieu, il voudrait savoir quelle est l’importance réelle
de la création monétaire par les banques étudiées
par rapport aux espèces en circulation, mais aussi si d’autres formes
de création monétaire n’étaient pas de fait plus importantes,
qu’il s’agisse de la circulation par endossement d’effets de commerce ou
de la création de monnaie scripturale par les autres banques existantes.
Le caractère central de la notion de création monétaire
dans la motivation de l’ouvrage et les analogies présentées,
à juste titre, entre la liberté d’émission de billets
et notre contemporaine liberté (sous surveillance) de création
de monnaie scripturale appelleraient un minimum d’explications à
ce sujet. Leur absence est d’autant plus regrettable que l’auteur postule
que la mise en place du monopole a eu des effets négatifs sur le
volume de crédit mis à la disposition du commerce, alors
qu’en introduction il avouait que cette opinion était controversée.
On aimerait des précisions sur le fonctionnement des banques
“coopératives”: que se passe-t-il si un actionnaire fait faillite,
sachant que d’une part ses billets representent une partie du capital,
et que d’autre part ils circulent sous sa signature mais au nom de la banque
? Quels sont les avantages et les inconvénients de ce type d’organisation
(les économistes qui s’intéressent actuellement à
la coopération comme solution intermédiaire entre relations
de marché et pure intégration à une organisation unique
auraient pu fournir des suggestions). Cette question est cruciale pour
déterminer la viabilité de ce type de banques, que l’auteur
semble prendre comme prouvée par quelques années de fonctionnement.
De même, comment fonctionnerait concrètement sans intégration
une émission réalisée par plusieurs banques avec un
billet commun (solution suggérée à l’époque,
et qui semble avoir la sympathie de l’auteur, mais qui pourrait présenter
des risques d’abus de la part de prêteurs moins responsabilisés
sur leurs erreurs éventuelles).
On se demande également si d’autres banques d’émission
apparaissent hormi celles étudiées à Paris (et
accessoirement Rouen et Troyes): le fait est suggéré par
l’auteur, qui n’en dis pas davantage. On regrette qu’une mise en parallèle
avec les travaux sur les problèmes de circulation monétaire
inter-régionale n’ait pas permis de suggérer une explication
pour l’apparition de ces banques. Si les banques d’émission restent
peu nombreuses, pourquoi d’autres banques ne tentent-elles pas d’émettre,
alors que cela leur permettrait, à profitabilité maintenue,
d’abaisser fortement le coût du crédit, et donc d’attirer
les emprunteurs ? Une analyse des coûts, des avantages et des risques
de cette opération comparés à ceux des activités
bancaires habituelles aurait été bienvenue.
Globalement, ainsi que les questions ci-dessus le suggèrent,
l’ouvrage nous semble rester trop souvent dans le commentaire (pertinent)
des opinions et des arguments présentés à l’époque,
et manquer des informations permettant de trancher entre eux, voire de
simplement vérifier les affirmations factuelles des parties prenantes.
La deuxième partie en particulier fournit plus d’information sur
les justifications invoquées par les différentes parties
que sur leurs motivations réelles ou que sur la situation concrète
dans laquelle le débat a lieu. Par exemple, le jugement sur la viabilité
des banques “coopératives” devrait selon nous dépendre essentiellement
de la validité de l’affirmation émise par le rapport Barbé-Marbois
sur la surémission des banques autres que la Banque de France (p184)
? La thèse de l’auteur ne peut totalement convaincre tant que des
questions factuelles comme celle-ci ne sont pas résolues, ou au
moins sérieusement examinées. Les source étudiées
par l’auteur (archives de la Banque de France et Archives nationales) interdisent-elles
tout regard positif sur les questions invoquées ? D’autres fonds
d’archives (départementales, Ministère des finances) permettraient-elles
de le faire ?
En se concentrant ainsi sur le commentaire des arguments des différents
protagonistes, et donc sur l’histoire de la pensée monétaire
davantage que sur celle des “faits”, l’auteur court le risque d’être
dupe d’arguments utilisés dans un but rhétorique mais masquant
les véritables intentions et intérêts de ceux qui les
utilisent. La thèse selon laquelle le monopole résulterait
des appétits financiers de l’Etat tandis que la Banque de France
serait finalement victime des conditions exorbitantes posées par
l’Etat lors de son attribution est ainsi probablement exagérée.
D’une part, le récit même de l’auteur semble indiquer que
ce sont les craintes de risque de système plus que le désir
de vendre cher le privilège ou de dominer la banque qui sont à
l’origine de la réforme. D’autre part, les avantages obtenus par
l’Etat en 1803 sont faibles (la vraie tentative de contrôle de la
banque par nomination du gouverneur est postérieure; elle échouera
d’ailleurs à long terme, tandis que la hausse du cours des actions
de la Banque sur la longue durée montre que ses actionnaires n’ont
pas été perdants et qu’il y eut bien partage de la rente
de monopole). En revanche une explication plus simple semble justifiée:
c’est parce que la Banque a déjà (en 1800) accepté
de fournir gratuitement à l’Etat des services qui s’avèrent
coûteux à assurer qu’elle se trouve en difficultés
fin 1801 et début 1802 par manque d’espèces, ce qui la met
dans une position de force pour demander le monopole de l’émission:
l’Etat ne peut refuser sans faire courir un risque à un système
de paiement essentiel pour la rentrée des impôts et à
un ensemble de facilités essentielles à sa trésorerie.
On doit donc dépasser les simples besoins financiers de l’Etat (très
au delà de ce que la Banque peut fournir), et voir que dès
ce moment, la Banque assure un rôle complexe et multiple dans le
système financier public. La juger uniquement au regard de son rôle
mineur dans la création monétaire ne serait justifié
que si l’insuffisance des autres institutions qui y contribuent était
avérée. Ce qui mérite encore des recherches.