La justesse de la monnaie
Pierre-Cyrille Hautcoeur
 
 

Article paru dans Communio, Revue catholique internationale, n° XXI, 4 - juillet-août 1996
 

Nombre de discours sur la monnaie, particulièrement ceux des spécialistes que sont les économistes, tentent de présenter les problèmes monétaires comme purement techniques. Ceux-ci relèveraient de simples mesures bien adaptées, d'une simple justesse de la monnaie. Nous voudrions ici reprendre de manière simple quelques points essentiels du savoir accumulé par les économistes sur la monnaie, en éclairer quelques uns de leurs fondements et quelques unes de leurs conséquences, et permettre ainsi au lecteur de juger par lui-même si c'est bien d'une telle justesse que relève la politique monétaire, ou bien si, d'après une autre tradition tout aussi ancienne, elle implique également une justice au sens moral, politique et social.
Nous reprendrons en vue de cet examen les trois fonctions qui sont traditionnellement reconnues à la monnaie: celles d'unité de compte, d'intermédiaire des échanges et de réserve de valeur.

La monnaie comme unité de compte

Comme unité de compte (ou numéraire), la monnaie sert essentiellement à donner une unité de mesure commune aux prix. Au lieu d'avoir un nombre très élevé de prix relatifs (celui de chaque produit exprimé dans tous les autres), l'existence d'une monnaie permet d'en réduire le nombre au nombre exact de produits, chacun déterminé en monnaie, tous les prix relatifs entre produits étant déterminés par les rapports de leurs prix en monnaie. Ceci permet une économie considérable d'information et d'efforts pour déterminer les prix, et constitue la fonction essentielle de la monnaie. Cette fonction abstraite est totalement séparable de l'existence physique (même scripturale) d'une monnaie qui sert d'intermédiaire pour les échanges. Historiquement, les deux fonctions ont d'ailleurs été longtemps distinctes, puisque la livre de la France d'Ancien Régime n'existait que dans les livres de tenue des comptes (où elle était obligatoire), tandis que la plupart des paiements se faisaient en écus ou en pièces d'or dont la valeur en livres était susceptible de varier sur décision royale (la livre passa en quelques siècles d'une valeur d'une livre d'argent, soit 500 grammes, à 4,5 grammes seulement). Pour tenir lieu d'unité de compte, peu importent le support matériel de ce qui sert de monnaie et la quantité de monnaie qui est mise en circulation; en dehors de quelques raisons de commodité, peu importe le nombre d'unités monétaires que coûte un bien. Entre un talent d'or, une livre sterling et une lire, entre des anciens et des nouveaux francs, il n'y a que des rapports simples, arithmétiques, qu'une transposition évidente à effectuer. Donc, à chaque instant, la quantité de monnaie nécessaire pour exprimer un prix ne dit rien sur le niveau, faible ou élevé, de ce prix et en ignore l'augmentation ou la diminution.

La monnaie comme intermédiaire des échanges

De l'utilisation de la monnaie à sa détention

La deuxième fonction classique de la monnaie consiste à servir d'intermédiaire dans une relation d'échange. Alors que, dans un système hypothétique de troc, chacun doit trouver une contrepartie qui à la fois détienne ce dont il a besoin et ait besoin de ce qu'il possède, la monnaie permet d'éviter la nécessité de la double coïncidence des besoins. Ceci n'affecte pas les prix auxquels sont réalisés les échanges, mais simplifie à nouveau massivement le processus de transactions.

Si les prix changent, cette fonction est-elle affectée? Oui, dès lors que la monnaie est détenue par certains. Il est ici nécessaire d'anticiper sur la troisième fonction de la monnaie (celle de réserve de valeur) qui sera examinée plus bas, dans la mesure où l'usage effectif de la seconde fonction se produit dans le contexte de la troisième. Le paradoxe est le suivant: si la monnaie est utilisée seulement comme intermédiaire des échanges et comme unité de compte, cela signifie qu'elle n'est pas détenue pour elle-même, mais utilisée sitôt reçue. Pourtant, dès qu'une certaine quantité de monnaie est nécessaire pour effectuer ces opérations, elle doit être détenue par certains. Or le stock de monnaie nécessaire est inversement proportionnel à la vitesse de circulation de la monnaie. Dès lors que certains (les particuliers surtout) n'utilisent pas immédiatement la monnaie qu'ils reçoivent, cette vitesse est relativement faible et le stock de monnaie nécessaire est important. Or tous ceux qui détiennent de la monnaie sont nécessairent affectés par la variation de la valeur de la monnaie vis-à-vis des autres biens, de sorte que les variations de prix ont un effet réel. Strictement, la neutralité de la monnaie vis-à-vis des échangistes n'est donc réalisée que tant que les prix relatifs de la monnaie vis-à-vis de chacun des autres biens ne changent pas (ce qui implique que les prix relatifs entre eux de tous ces biens ne changent pas). En première approximation, on considère cette exigence comme exagérée, et on considère que la neutralité est préservée dès lors que la valeur de la monnaie vis-à-vis de la moyenne des autres biens (soit l'inverse de ce qu'on appelle le niveau général des prix) est stable.

Détenue, la monnaie ne peut donc plus être un simple intermédiaire des échanges et une simple unité de compte. Or il est nécessaire que la monnaie soit détenue pour qu'elle remplisse sa fonction d'intermédiation dans les échanges (mais il n'est pas nécessaire qu'elle le soit pour remplir sa fonction d'unité de compte, ce qui permet de séparer ces deux fonctions).

L'origine et la certification de la monnaie

La manière dont interagissent les fonctions d'unité de compte, d'intermédiation des échanges et la définition concrète de la monnaie sera mieux comprise si l'examen est repris sur un plan historique.

La situation primitive consiste à exiger paiement avant tout échange. Le stock initial de monnaie permet alors à ses détenteurs d'acheter des produits, ce qui transfère la monnaie à d'autres agents, qui peuvent à leur tour l'utiliser pour des achats, etc. Dans ce schéma, la seule difficulté provient de l'origine de la monnaie: on considère parfois que n'importe quel bien particulier peut faire l'affaire, et que celui qui est doté des meilleures qualités est devenu le support dominant (l'or ayant ainsi succédé aux coquillages, au riz, au fer, au bronze ou encore à l'argent utilisés en divers temps et lieux). En fait, une difficulté majeure se présente en ce qu'aucun bien n'est naturellement homogène: les coquillages sont de taille, de forme et de qualité différentes; l'or ou l'argent sont plus ou moins purs, et la détermination exacte de leur poids fut longtemps délicate. Enfin, aucun bien n'est divisible à l'infini de manière commode, donc aucun ne peut être utilisé pour l'ensemble des échanges (depuis le morceau de pain jusqu'au colier de diamants). Du fait de ces difficultés, l'ensemble des individus incapables de vérifier par eux-mêmes la valeur des instruments monétaires qui leur sont proposés en échange de leurs biens ou de leurs services restent longtemps à l'écart de l'échange monétaire, avec les limitations qui en résultent: s'ils ne sont pas réduits à la stricte double coïncidence des besoins grâce à quelque crédit primitif, ils en sont proches et ne peuvent guère étendre le cercle de leurs échanges.

Cette difficulté fut résolue par l'apparition d'ateliers monétaires, dont le service consiste à certifier la qualité d'un instrument monétaire. Pratiquement, pour les monnaies métalliques, les ateliers produisent des pièces de différents montants, dont ils garantissent par l'apposition de leur sceau la teneur et le poids. L'acceptation de ces pièces dépend évidemment du crédit qui leur est accordé, donc de la réputation de leurs fabricants (réputation qui peut être remise en cause par tout échangeur qui accepte de consacrer un certain temps à vérifier la qualité des pièces en question). Historiquement, les États se sont souvent mêlés de la fabrication des pièces, accordant à celle-ci leur réputation, et les faisant bénéficier d'avantages comme l'acceptation en paiement de leurs propres impôts. La production des pièces par les États conduisit ainsi à une forte extension de l'aire géographique et sociale de la diffusion monétaire. Cependant, comme pour ce qui est de la monnaie certifiée par des personnes privées, l'acceptation sociale de celle que produit l'État dépend du prix auquel il fournit ce service de certification, prix qui consiste tout simplement dans le prélèvement d'une petite fraction du métal présenté pour être certifié, et ainsi transformé en monnaie. Pour que la monnaie soit acceptée par les marchands les mieux informés et les plus capables d'en vérifier la valeur, il faut que ce prix corresponde au strict coût de l'opération, faute de quoi ils peuvent, au moins pour leurs échanges entre gens compétents, se passer de cette mauvaise ou trop onéreuse certification, et réaliser leurs règlements directement en métal (cette pratique est à l'origine des arbitrages internationaux sur les valeurs des monnaies dans un système d'étalon métallique). La concurrence entre Etats conduit également à faire tendre le prix de la certification vers son coût.
Cependant, la masse de la population, qui ne peut pratiquer elle-même la vérification, n'a le choix qu'entre la monnaie officielle et l'absence de monnaie, et peut donc être conduite à accepter un prix de certification supérieur à son coût. Quand une monnaie est relativement répandue dans la population, ce que permet sa fabrication par un État et les avantages qu'il lui donne, celui-ci peut être tenté d'en abuser en en augmentant le prix, c'est-à-dire en dépréciant la qualité de la monnaie qu'il fournit : au lieu de fournir 999 grammes d'or en pièces pour un kilo d'or brut, il peut en fournir 995, voire moins. En jouant de sa réputation, l'État (ou tout atelier émetteur de pièces) peut ainsi prélever un seigneuriage sur la monnaie. Naturellement, ceci ne dure qu'un temps, car au fur et à mesure que le prélèvement imposé par l'atelier monétaire augmente, l'acceptation de ses pièces dans l'échange diminue, ou le prix exigé pour les biens augmente en terme de pièces, tendant à restaurer le prix "réel" en terme d'or brut. Mais pendant cette durée (qui peut être substantielle), un gain a été réalisé au détriment des utilisateurs des pièces.
Ce type de manipulation de la monnaie, fréquent au Moyen-Age dans les formes que nous venons de décrire, change de modalités par la suite mais n'en reste pas moins fréquent, et dans son essence identique. Cette pratique est longtemps renforcée et non atténuée par la sophistication croissante des opérations monétaires, en particulier par le développement du crédit.

Le crédit

La nécessité de détenir de la monnaie pour réaliser des échanges, et plus précisément d'en détenir avant d'acheter, a des conséquences considérables sur le fonctionnement de l'économie, provoquant en particulier des fluctuations économiques, appelées longtemps cycle des affaires. Celles-ci découlent de l'invention du crédit. Il s'agit à nouveau d'un usage de la troisième fonction de la monnaie (qui sera examinée plus bas), qui conditionne une juste compréhension de sa fonction d'intermédiaire des échanges.

Dans la réalité en effet, la monnaie ne préexiste pas toujours à l'échange, car le processus d'échange décrit plus haut est trop lent; quand les commerçants sont optimistes, ils consentent aisément des crédits à leurs clients, et en obtiennent de leurs fournisseurs. Ces crédits ne semblent pas modifier en eux-même la valeur de la monnaie, puisque c'est celle-ci qui est fournie finalement en paiement, augmenté d'un intérêt qui rémunère l'attente et le risque pris (de non-paiement). Cependant, le commerçant qui consent un crédit cumule deux fonctions: celui de vendeur de produit et celui de prêteur d'argent. Historiquement, ces deux fonctions tendent à se séparer (même si les deux opérations restent encore souvent jointes dans leur réalisation). C'est un banquier qui va finalement consentir le crédit, soit directement à l'acheteur de biens, soit au commerçant qui escompte auprès de lui la créance qu'il a sur son acheteur.

En accordant des crédits, le banquier crée des moyens de paiement analogues à la monnaie, monnaie provisoire, certes, car elle disparaîtra au remboursement du crédit, mais qui ne demande pas mieux que de se renouveller indéfiniment. Le banquier, il est vrai, ne prête pas à partir de rien: il doit lui-même disposer de la monnaie qu'il prête, puisque le prêt consiste à se substituer provisoirement au payeur final. Pourtant, l'argent qu'il prête peut être immédiatement mis en dépôt chez lui-même ou dans une autre banque, où il servira de base à d'autres crédits. La véritable fonction de création monétaire des banques provient alors des dépôts: en leur déposant de l'argent avec certitude de le retrouver mais sans leur interdire de le prêter, les agents économiques font confiance à la capacité des banques à disposer à tout moment des liquidités nécessaires en cas de besoin.

Les risques de crédit

Cette création de monnaie par les banques n'est pas sans risques. Le premier est celui d'un abus ou d'un retournement de conjoncture. Les banques peuvent immobiliser les capitaux qu'elles ont reçus et être incapables de les restituer aux déposants, soit qu'elles aient voulu abuser des avantages de l'immobilisation (un rendement supérier), soit qu'un retournement conjoncturel les ait prises par surprises. Ces deux éventualités nécessitent des procédures de contrôle très strictes pour prévenir d'éventuelles crises, qui peuvent se révéler graves. Deuxièmement, puisque cette liberté de créer de la monnaie équivaut en pratique à un droit de création monétaire laissé à ceux qui disposent de patrimoines suffisanment importants pour pouvoir être utilisés en garantie, il peut résulter de ce droit de fait laissé à certains mais pas à d'autres de très grandes inégalités, voire à la pratique par certains particuliers des abus de la position de certification monétaire décrite plus haut dans le cas de l'Etat. Troisièmement, sur la base de cette création monétaire, on peut construire un véritable empilement de crédits superposés, dans lequel le banquier lui-même peut réescompter sa propre créance auprès d'un autre banquier, s'il se trouve momentanément avoir besoin d'argent, et ainsi de suite. Dès qu'apparaît cet empilement de crédits, un risque naît qui n'existait pas dans l'économie d'échange monétaire pur: si l'un des débiteurs se trouve dans l'incapacité de payer (qu'il meure ou pour une raison plus économique), ses créanciers éprouvent une perte qui peut se répercuter de l'un à l'autre si elle les met successivement dans l'incapacité de payer, selon un phénomène dit de dominos qui reste jusqu'aujourd'hui un des aspects les plus préoccupants des crises financières.

Tous ces risques sont aggravés par l'instabilité qui menace en permanence tout système de crédit du fait de son imbrication dans le reste de l'économie. Le crédit en effet ne se contente pas d'accélérer la vente de produits donnés. Ce faisant, il accélère la production: le commerçant qui sait qu'il pourra vendre à crédit augmente son stock grâce aux crédits qu'il obtient de sa banque ou de son fournisseur, qui lui-même va accroître de ce fait sa production. Cette croissance est éminemment fragile en ce qu'elle anticipe une hausse de la demande qui est incertaine. Tant que l'acheteur final ne se présente pas (indépendamment cette fois de sa capacité finale à payer), l'accroissement de la production n'est que le résultat d'un pari sur l'avenir, facilité par le crédit. Ce qui a lieu à l'échéance du crédit est révélateur de la complexité de la situation: le commerçant a généralement vendu une partie de son stock, et pourrait payer son fournisseur (rembourser sa dette); mais il ne le fait généralement que pour mieux s'endetter à nouveau, en augmentant éventuellement son stock. On voit qu'à ce moment, la production dépend essentiellement de la confiance dans la pérennité de la demande, et que le crédit est le signe immédiat de cette confiance.

Les crises de crédit

La crise survient lorsqu'un créancier doute de l'avenir: il importe d'ailleurs peu qu'il pense que son débiteur est incompétent ou malhonnête, ou bien que le produit n'est plus à la mode ou encore d'une qualité désormais insuffisante. S'il demande le remboursement alors que le débiteur est encore immobilisé (parce qu'il a réalisé des investissements en stocks, en embellissement de son magasin ou en modernisation de son outil de production), celui-ci doit liquider des actifs pour payer: vendre son stock à perte, revendre son mobilier ou ses machines.

Ceci est de peu de conséquence si son cas est isolé. En fait, les fluctuations de la confiance sont largement communes aux différentes activités, en particulier dans les économies largement monétarisées, dans lesquelles les échanges sont permanents et considérables, mettant chacun en relation avec toute l'économie. Pendant les périodes de confiance, les crédits se multiplient, la production augmente et les ventes sont en hausse. Les revenus distribués dans la production accrue de chaque bien augmentent la demande pour tous les biens, créant un cercle vertueux de croissance. Cependant, au fur et à mesure que l'endettement augmente, les créanciers deviennent plus prudents, et demandent des taux d'intérêt plus élevés, jusqu'au moment où ils refusent simplement de prêter davantage et provoquent de ce fait la crise. Comme celle-ci est simultanée dans toutes les activités, la baisse de l'activité est générale, et au cercle vertueux précédent se substitue un cercle vicieux: la baisse de la production diminue les revenus, réduisant la demande et donc à nouveau la production. Les biens dont la liquidation est nécessaire ne peuvent être vendus qu'au prix de fortes baisses des prix, ce qui empêche le bon remboursement des dettes et aggrave la crise.

Du fait de cette simultanéité des crises sectorielles, liée au fait que le crédit est organisée en général en dehors de chaque activité, une intervervention publique est souvent considérée comme nécessaire. Elle doit prendre la forme d'une action sur le volume de crédit disponible (ou, de manière largement équivalente, sur les taux d'intérêt) allant dans le sens d'une restriction du crédit dans les périodes d'expansion exagérée et d'une relance dans les périodes de dépression. Pour que cette action soit possible, il faut qu'une institution financière publique (usuellement une banque centrale) existe et qu'elle ait les moyens d'influer sur le système monétaire. Parmi les moyens usuels en ce sens, on trouve la fabrication de billets et l'octroi de crédits (par le réescompte de crédits bancaires par exemple, ou plus récemment par l'intervention, stimulante ou restrictive, de la banque centrale sur le marché monétaire), mais aussi de nombreuses règlementations (imposant par exemple des réserves obligatoires sous forme de liquidités ou d'actifs peu risqués). Une condition essentielle  de l'efficacité de l'action de la banque centrale est que son information sur la situation monétaire globale lui permette d'anticiper les retournements de conjonctures; la règlementation des institutions financières a en particulier pour fonction de lui fournir cette information.

Parrallèlement à cette fonction de lissage des fluctuations économiques dans le temps, les banques centrales assurent un lissage de la situation monétaire entre les différentes activités et régions d'une même économie. Si une crise démarre dans une activité, elles peuvent éviter sa diffusion à toute l'économie. Si une crise vient de l'étranger, elles peuvent tenter de limiter sa diffusion dans le pays, tout en protégeant les secteurs nationaux les plus directement frappés: une variation des taux d'intérêt peut permettre de répartir sur une nombre plus large d'activités le prix à payer, de manière à éviter les conséquences désastreuses de faillites massives dans le secteur le plus frappé, qui se répandraient de là sur le reste de l'économie.

Cette fonction de lissage dans le temps, dans l'espace et entre activités repose sur une solidarité nationale qui est une forme d'assurance à laquelle souscrivent tous les agents dans un pays. Cette solidarité apparaît encore plus nettement quand l'intervention publique assure la fonction de prêteur en dernier ressort : lorsque la défaillance d'un certain nombre de débiteurs risque de mettre en cause l'existence d'un grand nombre de créditeurs du fait du mécanisme de l'empilement des crédits, une intervention publique peut sauver l'ensemble en prêtant sans limites aux institutions financières considérées comme victimes de la crise (et qui n'en seraient pas responsables par des prêts inconsidérés). Evidemment, la distinction entre victimes et responsables est délicate dans la mesure où tous les prêteurs sont en partie responsables de l'exagération globale du crédit; par ailleurs, si l'État promet à l'avance son aide, personne n'hésitera à consentir des crédits excessifs; du fait de ces deux difficultés, aucune règle générale ne peut être définie à l'avance en la matière, et seul un choix politique peut décider de la gravité d'une situation à un moment donné, de la nécessité ou non d'intervenir, et du choix des institutions à aider.

L'examen des deux premières fontions de la monnaie nous a déjà mené à quelques conclusions en ce qui concerne sa justesse : en première apparence, la monnaie est juste si elle est adéquate, si la quantité qui circule permet de régler les échanges et si les prix ne se modifient pas d'une manière qui pénaliserait ou avantagerait les détenteurs des moyens monétaires nécessaires aux transactions courantes. Dans ces fonction, on a déjà deviné que dès lors que cette détention dépasse cette seule fonction pour devenir la constitution d'une réserve de valeur. C'est cette fontion que nous examinons plus précisément maintenant.

La monnaie comme réserve de valeur

Loin de servir uniquement de numéraire et d'intermédiaire des échanges, la monnaie a aussi traditionnellement une fonction essentielle de réserve de valeur, qui résulte naturellement des deux précédentes: on préfère détenir des réserves en monnaie du fait de sa capacité à acheter tous les autres biens, et parce que sa détention n'a pas les coûts de celle d'autres biens. Plus profondément, on détient probablement souvent des réserves en monnaie parce que l'on considère que par nature sa valeur doit changer moins que celle des innombrables biens particuliers que l'on pourrait stocker. Cette idée résulte sans doute de l'importance de l'aspect social de la monnaie (on a vu qu'elle est en général certifiée par l'Etat, et que la solidarité nationale s'exerce par son intermédiaire lors des crises), mais ne repose sur aucune garantie réelle. Ceci n'empêche pas la détention de monnaie d'être un moyen essentiel de déplacement de valeur dans le temps, en particulier si on étend la monnaie dans cette fonction à tous les instruments essentiellement liés à elle.
En effet, nombre d'actifs financiers, même portant intérêt, sont essentiellement formulés en monnaie (toutes les obligations, par exemple), et peuvent à cet égard être assimilés à la monnaie (à moins que ce ne soit la monnaie qui soit une sorte spéciale d'obligation à liquidité infinie et intérêt nul). La théorie traditionnelle séparait la monnaie des autres actifs financiers; mais cette distinction (fondée sur la capacité de la seule monnaie à effectuer des paiements, donc à être parfaitement liquide) est en cours de disparition: la rémunération des comptes à vue, ou des procédés similaires (comme les SICAV de trésorerie) permettent de rémunérer des actifs parfaitement liquides, donc monétaires ou presque.
L'existence de ces actifs formulés en monnaie est due en partie à ce que nombre de personnes ont une référence pour eux, mais aussi à des raisons légales: nombre d'Etats, en tant que garants de la valeur de la monnaie, interdisent la création de titres indexés sur l'inflation. Si des titres représentant des valeurs réelles (des actions) sont autorisés, c'est parce qu'ils courrent les risques d'activités réelles particulières; des obligations à taux variable existent également, mais ne garantissent pas directement le maintien d'un pouvoir d'achat: leurs détenteurs peuvent voir le leur baisser si le taux d'intérêt est inférieur au taux d'inflation. En fait, il est clair que si des actifs pouvaient bénéficier des qualités de la monnaie sans connaître son risque de perte de valeur en cas d'inflation, la monnaie elle-même serait remplacée par eux (des cas se sont rencontrés avec la dolarisation de certains pays d'Amérique latine à inflation élevée). Le fait que les gouvernements s'y opposent montre clairement que la monnaie n'est pas qu'un intermédiaire des échanges, mais également un moyen de financement des gouvernements et un moyen de contrôle et d'influence sur l'économie.
De fait, l'enjeu principal du contrôle de la monnaie est son impact sur la distribution des revenus. Dès lors que la monnaie sert de réserve de valeur et qu'une partie importante des réserves de valeur est sous forme monétaire ou quasi-monétaire (formulée en monnaie), la gestion monétaire a, à travers la variation des prix, des effets importants sur la répartition des revenus: l'inflation diminue la valeur et les revenus des patrimoines existants dans la mesure où ils sont nominaux (formulés en monnaie), au bénéfice de ceux qui parviennent à faire augmenter les prix de leurs services ou de leurs actifs (habituellement les salaires et les profits). On devine qu'en fonction du poids politique des catégories concernées et des alliances qui peuvent se former, mais aussi de la capacité d'une partie plus ou moins importante de la population à se protéger de l'inflation par le recours à d'autres actifs, l'impact des choix monétaires sera varié.
Quelques exemples tirés de l'histoire monétaire française permetttent de cerner la variété des solutions envisageables.
On a vu que longtemps, la manipulation des monnaies permettait aux Etats de s'enrichir aux dépens des moins habiles et informés de leurs habitants. Après la faillite de Law en 1720, la monnaie française reste stable jusqu'à la Révolution. Que signifie précisément stable ? Quand la monnaie est définie comme une quantité d'or, la stabilité se définit simplement par l'absence de modification du prix de l'or (ce qui ne s'oppose en rien à de nombreuses variations des prix d'autres biens). La quantité de monnaie est alors fixée par les variations de la quantité d'or en circulation (elle-même déterminée par ses coûts de production et la demande d'or française relativement à celle des autres pays), augmentée de ce que peut construire le crédit selon les moyens que nous avons décrits ci-dessus.
Pourtant, la Monarchie a besoin de revenus, en particulier pour financer des guerres nombreuses et souvent perdues. Dans l'incapacité d'augmenter des impôts dont sont dispensés de nombreux privilégiés, l'Etat s'endette. Et quand il devient incapable de payer les intérêts ou de rembourser, au lieu de faire appel à des manipulations monétaires comme par le passé, il décrète simplement une faillite partielle, par exemple en réduisant d'autorité les intérêts qu'il paye. On voit que tant que les prêteurs ne s'attendent pas à se procédé, et n'y parent pas en élevant les taux d'intérêt qu'ils exigent (y incorporant ce qu'on appellerait actuellement une prime de risque). Peu à peu cependant, de même que pour les manipulations monétaires, les gens les plus avertis cessent de prêter à l'Etat, et comme celui-ci se refuse à emprunter à des taux croissants, il doit s'adresser à d'autres couches sociales, à destination desquelles il invente les loteries, tontines et autres emprunts à lots assortissant hasard et épargne.
La Révolution témoigne mieux encore de la dimension profondément politique et donc de la difficulté à définir une justice en matière monétaire. Dans un contexte de chute des recettes publiques (abolition des impôts indirects, désorganisation de l'administration fiscale) et de hausse des dépenses (guerres), la seule solution à court terme est la création monétaire: l'émission massive d'assignats permet de résoudre à court terme ces difficultés, mais débouche sur une hyperinflation qui annihile la valeur de la monnaie et ruine les détenteurs de revenus nominaux. Plus encore qu'un moyen de transfert entre catégories sociales, la manipulation monétaire est ici l'instrument de la lutte politique et du maintien a pouvoir.
A l'opposé de ces périodes se trouve la longue stabilité monétaire du XIXe siècle. Désormais, non seulement l'étalon métallique garantit une certaine stabilité aux patrimoines, mais aucune faillite publique (du moins française) ne les menace. Ceci fournit un environnement extrèmement stable à l'accumulation du capital, une bonne incitation à l'épargne, mais à un prix élevé : au fur et à mesure que la crédibilité de l'Etat emprunteur et la confiance de l'épargne augmentent, les taux d'intérêt baissent, mais ce faisant les gains en capital sur la dette accumulée augmentent: l'Etat paye la prime de risque exigée du fait de ses difficultés passées, sans que le risque existe réellement. Au lieu de payer moins que ce qu'il devrait, il paye davantage. Même s'il cherche à récupérer une partie de ces gains par des opérations de conversion, les prêteurs en bénéficient largement. Sur l'ensemble du siècle, ce transfert des revenus imposables vers les rentiers est considérable, et nuit à l'activité économique en pénalisant les actifs au bénéfice des inactifs.
Passons rapidement sur l'entre-deux-guerres: la succession d'inflation et de déflation résulte alors largement de la difficulté à trouver un accord politique sur la répartition de la prise en charge financière de la première guerre mondiale, en particulier du fait des transformations sociales en cours qui remettent en cause l'existence même de la catégorie sociale des rentiers, catégorie dominante qui avait dominée le XIXe siècle. Ceci ne constitue qu'une variété des situations examinées précédemment. En revanche, on commence alors à penser une gestion monétaire qui tienne compte des institutions qui ont désormais un rôle majeur dans la création monétaire: les banques. Pour rétablir son autorité monétaire, et être en mesure le cas échéant d'imposer l'inflation nécessaire à la solution de problèmes majeurs de dette publique, le rétablissement d'une véritable autorité de l'Etat sur la création monétaire s'impose. Ceci va passer à la fois par la création d'institutions financières publiques, par un contrôle des institutions privées et par une rénovation des moyens d'intervention publique.
De ce fait, les formes de l'inflation changent après 1945. Plus encore, ce sont alors ses raisons qui changent: moins politiques et davantage d'ordre économique et social (même si la stabilité politique du pays en dépend aussi indirectement comme elle la conditionne). L'inflation résulte désormais d'un système financier construit par l'Etat pour stimuler l'activité réelle. Il s'agit de mettre en place un mécanisme de crédit systématisant le mécanisme privé décrit précédemment, mais évitant les périodes de liquidation et de restriction que ce dernier comportait. En stimulant l'investissement par le crédit sans vouloir accepter les coups de frein liés à la liquidation des investissements improductifs (en fait, l'ambition est d'éviter ces derniers grâce à une planification qui, par une information supérieure, conduise toujours aux meilleurs investissements), on conduit à créer plus de monnaie que de biens, ce qui conduit à l'inflation.
L'inflation non seulement résulte directement de cette priorité donnée à l'investissement, mais elle le permet. En effet, l'inflation crée une épargne forcée au sens où globalement les revenus réels augmentent moins vite que les nominaux; ceci s'ajoute à la redistribution habituelle depuis les détenteurs de patrimoines en valeur nominales (nombre d'actifs réels sont d'ailleurs transformés par les pouvoirs publics en actifs de valeur nominale via des interdictions de réévalution, pour les loyers par exemple) vers ceux qui sont endettés en valeur nominale. Ceci correspond en général à une redistribution des groupes âgés vers les plus jeunes (via le développement massif du crédit immobilier).
Si nous avons déjà rencontré ce type d'effets de redistribution entre groupes sociaux, la nouveauté de cette période est la prise de conscience des effets de l'inflation sur la structure économique. En effet, parmi les entreprises, certaines sont bénéficiaires et d'autres victimes d'un tel système financier. Deux critères entrent en jeu : l'ouverture internationale, qui limite les hausses de prix réalisables sans perte du marché intérieur; et l'intensité capitalistique. Comme les secteurs à forte intensité capitalistique sont en général ouverts sur l'extérieur, leur capacité à augmenter leurs prix sont inférieures à celles des secteurs protégés de la concurrence internationale. Si ces derniers peuvent bénéficier d'un système financier à tendance inflationniste, leurs prix tendent à augmenter relativement. La survie des secteurs ouverts dépend alors de forts gains de productivité, qui ne sont réalisables que grâce à des investissements importants; en l'absence de profits suffisants (du fait de cette situation défavorable en matière d'évolution de prix), cette exigence les conduit à un endettement élevé, qui est en outre facilité par les crédits abondants qui sont la raison d'être du système financier que nous avons décrit. Enfin, l'inflation, en entraînant une diminution régulière de leur dette réelle, évite à ces secteurs un surendettement qui freinerait leur croissance. On voit que l'ensemble est relativement cohérent, et que l'inflation, au rythme modéré qui est le sien avant 1974, est un élément indispensable au bon fonctionnement de ce type d'économie. Pourtant, on constata avec le temps que deux difficultés se faisaient de plus en plus aiguës: en premier lieu, l'inflation s'accéléra, en partie sous l'influence de facteurs internationaux (hausse des prix du pétrole, inflation américaine), mais aussi simplement parce que, selon une logique que nous avons déjà rencontrée, de plus en plus d'agents économiqes prévirent l'inflation et cherchèrent à y échapper. Certes, l'Etat y para longtemps en contraignant les actifs à prendre des formes nominales; mais dans une économie de plus en plus ouverte, l'achat d'actifs réels à l'étranger fournit de manière croissante un moyen au plus riches d'échapper aux coûts de l'inflation.
Avec cette accélération, les coûts de l'inflation s'aggravèrent: en créant des distorsions dans les prix relatifs, l'inflation rend les évolutions économiques moins claires et moins lisibles, par exemple en ôtant une part de leur signification réelle aux bilans des entreprises; ce faisant, elle risque d'amener des investissements dans des activités qui ne sont rentables que du fait de son existence, et dont l'utilité sociale est inférieure à d'autres qui sont négligées. D'autre part, si elle force à l'épargne au niveau collectif, elle y désincite les individus. Enfin, les transferts de richesse qu'elle produit, supportables tant qu'ils ne font que priver les patrimoines accumulés d'une part de leur revenu ne sont plus justifiables quand ils tournent à la spoliation simple.

Conclusion

Au terme de cette histoire mouvementée, la France s'est récemment, comme la plupart des pays développés, tournée vers une gestion monétaire rigoureuse, c'est-à-dire pour laquelle la lutte contre l'inflation est une priorité. Comme à tout moment, cette politique est présentée comme la plus juste. Mais alors qu'au cours de l'après-guerre, les politiques revendiquaient à la fois une justesse (une adéquation technique) et une justice de la monnaie, prenant en compte et parfois souhaitant ses effets redistributifs et économiques, la lutte contre l'inflation s'abrite désormais derrière une simple revendication technique, considérant comme allant de soi que l'absence de hausse de l'indice général des prix est automatiquement le signe d'une neutralité de la monnaie en termes d'effets économiques et sociaux. Nous avons cherché à montrer que la monnaie neutre n'est qu'un rêve (ou un mensonge), rêve qui repose sur l'idée d'une monnaie simple instrument d'échange ou simple numéraire, et qui néglige un grand nombre de caractéristiques permanentes et essentielles d'une économie monétaire, à la fois le dynamisme du crédit privé et le rôle de maintien du lien social de l'Etat.
L'activité économique ne peut pas vivre sans monnaie, sans crédit. La monnaie est féconde parce qu'elle stimule la confiance, incite à faire crédit, ce qui est nécessaire à toute création de valeur, qui prend du temps. Cette fécondité est célébrée par le héros de l'Argent, Saccard, en qui Zola voit le symbole même d'une société moderne dont les plus grandes réalisations civilisatrices reposent sur des spéculations financières parfois très louches. On ne peut guère conclure de ce genre de paradoxe qu'un jugement simple: comme tout instrument de la vie sociale, la monnaie ne mérite en elle-même ni glorification ni malédiction; seule la justice de son usage importe.
Plus largement, on l'a deviné, la monnaie concentre une part essentielle des jugements qu'une société porte sur les activités légitimes. Ainsi, dans l'entre-deux-guerres s'est affirmée l'idée que toute rémunération doit récompenser un effort ou une prise de risque, et que la simple détention d'un patrimoine n'y donnait pas droit. De ce fait, l'inflation devient juste parce qu'elle fait contribuer les rentiers, ceux qui ne travaillent pas, à la croissance, via l'investissement. Cette idée, systématisée par Keynes au moment où les rentiers sont une catégorie en difficultés (du fait de l'inflation liée à la première guerre mondiale), va accélérer leur disparition. Cinquante ans plus tard, il n'y a plus une catégorie sociale de rentiers, mais des retraités, "rentiers sociaux", et l'inflation est devenue inutile, tandis que le vieillissement de la population renforce le pouvoir politique des détenteurs de patrimoines désormais en général issus du travail.
Pourtant, la question reste ouverte, quoique en général masquée: la garantie par la société du simple maintien de la valeur d'un actif à travers des périodes longues et donc toujours troublées n'est-elle pas à elle seule la seule rémunération importante et juste de et actif ? Hésitant autour de cette question, les politiques fluctuent périodiquement entre l'invention de nouveaux moyens de faire payer les plus riches en confisquant partiellement leur patrimoine, et un laissez-faire qui conduit à leur abandonner une part du pouvoir monétaire par la force de garantie que donne leur richesse. Ici, la justice est dans la construction appliquée de nouveaux liens de solidarité et de paix entre les hommes.
Au total, le but de notre examen a été de montrer que la monnaie a un trop grand rôle économique, social et politique pour être n'être pas examinée attentivement par un chrétien. Non qu'elle soit par essence un bien collectif: on peut concevoir des monnaies essentiellement privées, et à tout moment une part variable de la monnaie est privée. Mais parce que la monnaie est un signe essentiel de l'état des rapports entre les hommes, essentiel en particulier parce qu'il implique chacun quotidiennement pour une part importante de son activité. Les innombrables répercussions des modalités précises de la gestion monétaire font qu'elle est au cœur de la conscience ou même simplement du sentiment que chacun éprouve de son appartenance à une communaté humaine solidaire.
Crédit, confiance, ces mots presque synonymes ne sont pas sans résonnances profondes pour un chrétien: dis moi quelle est la profondeur de ta confiance dans la solidarité de tes contemporains et quel sentiment de solidarité tu éprouves envers eux, je te dirai quelle est ta monnaie.