Christopher Kobrak, Banking on Global Markets, Deutsche Bank and the United States, 1870 to Present, Cambridge studies in the Emergence of Global Enterprise, Cambridge: Cambridge University Press, 2007; xx + 484pp.
Compte-rendu par Pierre-Cyrille Hautcoeur
Christopher Kobrak, professeur à l'Ecole supérieure de commerce de Paris, propose un livre original par ses perspectives, riche en détails révélateurs sur les capitalismes financiers allemand et américain, quoique peut-être incertain dans son champ d'observation et inachevé par rapport à ses ambitions. Celles-ci, suggérées par le titre et présentées dans la préface et le premier chapitre, visent à explorer les interactions économiques entre nations en mettant en évidence le rôle des entreprises bancaires dans leur développement comme dans la création d'une culture internationale des affaires. Cette question très large – sans doute destinée aussi à attirer un lectorat plus large que strictement académique – est envisagée à partir de l’étude des différents types de rapports qu’une grande banque européenne (la Deutsche Bank) a entretenu avec les Etats-Unis. L'auteur s'appuie en premier lieu sur les archives de la Deutsche Bank, complétées par celles d’Hermann Josef Abs (président à partir de 1957 pour plus de deux décennies), par d'autres archives publiques et par une documentation de seconde main et des enquêtes orales pour la période plus récente. C'est ainsi à travers le cas particulier des rapports de la Deutsche Bank avec les Etats-Unis qu'est abordée la question plus large de l'activité bancaire et financière internationale.
Trois périodes différentes sont abordées, dans un plan essentiellement chronologique. La première partie commence avec la fondation de la Deutsche Bank par un groupe de banquiers privés allemands en 1870 désireux de financer à nouvelle échelle le commerce extérieur allemand. La DB n'en restera pas là, et réinventera, comme on sait la banque universelle pour devenir une des premières banques mondiales en 1914. L'histoire racontée ici est celle, beaucoup plus limitée mais passionnante, des investissements américains de la Deutsche Bank. Georg Siemens (le cousin de l'entrepreneur « électricien »), visionnaire enthousiaste, oriente très vite la Deutsche Bank vers les grandes affaires, et les Etats-Unis en pleine révolution industrielle sont un champ d'action idéal. En 1883, Siemens rencontre une autre personnalité charismatique du monde américain des affaires, Henry Villard, libéral allemand réfugié depuis 1848, avec qui la Deutsche Bank s'embarque dans de vastes projets de développement de l'ouest américain (les chemins de fer de Northern Pacific). Fusions, faillites, restructurations se succèdent à un rythme haletant que l'auteur restitue remarquablement. Dans ces aventures comme dans d'autres – en particulier le développement du secteur électrique autour d'Edison – les dirigeants de la Deutsche Bank G. Siemens A. Gwinner ou E. Adams sont en interaction constante avec des personnalités allant de Rockefeller à Morgan en passant par tous les grands banquiers privés. Non sans éveiller régulièrement les inquiétudes des administrateurs allemands de la Deutsche Bank, les placements de titres américains en Allemagne se multiplient, et la Deutsche Bank devient l'intermédiaire principal par qui passent les exportations de capitaux allemands vers l'industrie américaine, exportations qui s'accompagnent de relations commerciales et industrielles (étroites quoique tendues dans le cas de l'industrie électrique du fait de la concurrence brutale qui oppose AEG, Siemens, Edison, Westinghouse, etc.).
Ce modèle risqué mais florissant est détruit par la première guerre mondiale, dont l'auteur montre l'impact direct sur les opérations de la banque comme les conséquences à long terme. La Deutsche Bank est accusée d'avoir ruiné les allemands en aidant les américains à acheter à bas prix des actifs allemands pendant l'inflation des 1920s; elle participe aussi activement aux « réparations américains à l'Allemagne » en organisant les emprunts émis par les entreprises et collectivités publiques allemandes aux Etats-Unis pendant les années 1920). L'auteur détaille davantage ces opérations que le rôle de la Deutsche Bank pendant le nazisme, qui a donné lieu à d'autres travaux (d'Harold James en particulier), et qui lui vaut d'être démantelée en 1945.
Après la guerre, la Deutsche Bank reprend vite de l'importance pour attirer les fonds américains en Allemagne. La réunification de la banque a lieu en 1957, presque simultanément avec le Traité de Rome et la convertibilité du mark qui vont donner l'occasion d'une reprise de l'activité internationale de la banque. L'auteur nous décrit l'ensemble des implantations successives de la banque aux Etats-Unis, que ce soit en partenariat avec d'autres banques européennes (dans les années 1960-70) ou seule (après), dans le soutien financier aux exportations allemandes (Deutsche Credit Corp., 1982), dans la banque d'affaires (Capital Management International, 1983) puis par le rachat de l’anglo-américaine Morgan Grenfell (1983-89). Le livre s'achète par le récit de l'acquisition de Bankers Trust en 1999, par laquelle la Deutsche Bank devient un acteur majeur du capitalisme mondialisé.
L'ouvrage comprend un certain nombre de réflexions stimulantes sur les différences entre la jungle des affaires américaines et le jardin impeccable des allemandes dont la Deutsche Bank est le jardinier (p. xvi), mais surtout sur les transformations dans les formes de la mondialisation financière, affaire de quelques grands banquiers à la Belle Epoque, de marchés impersonnels et régulés au XXIe siècle, où l'omniprésence de l'information fait que l'innovation, la rapidité et la technicité sont désormais la condition du profit. Ce monde un peu idéalisé par l'auteur est transformé par les financiers américains, et la Deutsche Bank hésite semble-t-il longtemps (jusqu'à 1998 finalement) mais se voit finalement forcée de s'y plonger pour une aventure dont la fin n'est pas encore connue.
Fruit d'une longue réflexion non seulement sur son sujet mais aussi sur le métier d'historien des affaires, le livre fait face à deux grandes difficultés en partie liées. La première tient à la tension entre l'histoire spécifique des opérations de Deutsche Bank aux Etats-Unis et l'histoire plus générale de la finance internationale. L'activité internationale de Deutsche Bank – en particulier aux Etats-Unis – n'est pas représentative de la finance internationale. Elle en illustre des éléments, pas forcément les plus importants. Face à cette difficulté, l'auteur propose une solution technique de type pédagogique: introduire les chapitres par des éléments de contexte général, puis focaliser sur la Deutsche Bank. Ce n'est pas entièrement satisfaisant car l’articulation entre les deux types de développement varie avec les particularités de l'activité de la banque allemande. Surtout, les sources disponibles affectent fortement la capacité à enrichir vraiment les éléments généraux de contexte grâce aux observations de la « vraie vie » à la Deutsche Bank. En effet, si les deux premières parties s'appuient sur les riches archives de la banque, la troisième recourt surtout à des documents publics et à des entretiens avec les dirigeants qui par nature rationalisent et synthétisent a posteriori plus qu'ils ne permettent de retracer les processus réels de décision.
L'auteur est sans doute conscient de ces difficultés, mais il ne discute guère (peut-être par crainte de décourager un lectorat autre qu'historien) ni les orientations ou limites que ses sources lui imposent, ni le déséquilibre qu'elles induisent entre les différentes périodes couvertes par son enquête. Or les archives de direction générale, au cœur de l'enquête jusqu'à 1914, mettent en évidence des personnalités et des opérations – décrites presque comme des aventures, l'Ouest de Charles May n'est pas loin – plus que des mécanismes financiers ou des procédures comptables. Après 1945 au contraire, ce sont des taux de croissance et des stratégies portant sur des « lignes de produits » abstraites et segmentées qui apparaissent au centre de l'image, et si une place de choix reste accordée à Hermann Abs, c'est sans doute parce qu'il a joué durablement un rôle central, mais peut-être aussi parce que ses archives ont été utilisées jusqu'aux années 1970. Le recul du monde des réseaux personnels au profit de celui des organisations complexes, une des thèses de l'auteur, n'est il pas en partie le résultat de ce changement de sources et donc d'échelle d'observation ?
Au delà de ces interrogations, ce livre ouvre des fenêtres nombreuses et originales sur le développement des opérations bancaires internationales et sur leur rôle dans la croissance d'une grande banque. Si son hétérogénéité profonde frustrera nombre de lecteurs, elle reflète les hauts et les bas du capitalisme financier au XXe siècle. Quoi qu’il en soit, ce livre mérite l’attention au moins pour son angle original et ses images saisissantes de l'esprit animant la Deutsche Bank dans ses premières décennies et sur plusieurs des grandes aventures du capitalisme américain de l'époque des robber barons.
Enfin, on remerciera la Deutsche Bank de continuer – par la qualité de ses archives et leur ouverture – de montrer au monde bancaire l’exemple d’un respect et d’un intérêt réels pour le travail historique.
Pierre-Cyrille Hautcoeur
EHESS, Ecole d’économie de Paris