Publié dans la Lettre DELTA, avril 1996.
Lorsque, récemment, deux de ses principaux hérauts reçurent le prix Nobel, l'histoire économique bénéficia en France d'un renouveau d'intérêt ou au moins de curiosité de la part des économistes. Pourtant, cet intérêt reste éventuel, et allié à un grand éloignement comme à une certaine méfiance. Alors que pour des économistes parmi les plus grands (Marshall, Schumpeter), l'histoire était, avec la théorie et la statistique, l'un des trois pilliers de la science économique, elle n'est pratiquement plus jamais enseignée dans les départements d'économie des universités françaises (à la différence de ce qui se passe par exemple aux États-Unis, où sa place est reconnue à tous les niveaux des cursus d'économie). L'abandon de l'histoire économique aux seuls historiens (eux-mêmes privés de l'accès aisé à une formation théorique en économie) a entraîné l'éloignement de la plupart des économistes français vis-à-vis de cette discipline, considérée comme trop "littéraire", peu rigoureuse, et trop préoccupée de problématiques éloignées des leurs. L'objectif de cet éditorial est de rappeler les principaux arguments qui militent en faveur d'une réintégration de l'histoire économique au cœur de la discipline économique. Nous chercherons à répondre à la fois aux deux questions : pourquoi un économiste devrait-il s'intéresser à l'histoire ? et : comment faire de l'histoire économique ? en examinant successivement trois aspects différents : l'histoire comme champ d'application de l'économie, comme source de critiques et comme élargissement des problématiques de l'économiste. Le choix entre les trois manières de faire de l'histoire économique qui découlent de ces différentes façons de considérer l'histoire dépend à la fois du sujet abordé, des objectifs visés et du milieu scientifique auquel on s'adresse.
L'histoire comme champ d'application de la théorie économique
Une première manière d'aborder l'histoire pour un économiste
consiste à l'utiliser comme un simple champ d'expérience.
Une première voie en ce sens consiste à la prendre comme
un recueil d'exemples permettant à l'économiste, souvent
à la recherche de données, d'élargir la gamme des
tests de ses théories. Le but principal est alors la validation
de la théorie. On trouve de nombreux exemples de ce type dans les
travaux sur l'efficacité des marchés financiers, sur la rationalité
des comportements de consommation, voire en macroéconomie.
Une variante de cette manière d'aborder l'histoire consiste
à utiliser une théorie économique considérée
comme faisant l'objet d'un accord unanime (par exemple la théorie
des prix en situation de concurrence), et à tirer de son application
dans une situation historique donnée une relecture de l'histoire.
C'est ce qu'a proposé dans les années 1960 la "new economic
history" américaine. Là encore, l'histoire n'est qu'un champ
d'application pour une théorie conçue indépendamment
d'elle.
Ces deux approches ont leur validité. S'appuyer sur des travaux
d'historiens qui n'ont pas su tirer toute la saveur des sources qu'ils
ont exploitées, et fournir des interprétations plus convainquantes
en utilisant l'appareil conceptuel et statistique de l'économie
ne peut qu'être utile.
L'histoire comme apport critique et suggestif
Pourtant, la réinterprétation des "faits" qu'il a accumulés
n'impressionne pas l'historien, qui a moins de goût pour l'interprétation
prise indépendamment d'un apport de connaissance nouvelle. Le fait,
au moins le fait significatif, est plus rare pour l'historien que la théorie,
alors que pour l'économiste les raretés relatives ne sont
pas les mêmes, ni donc les efforts les plus valorisés. D'une
longue tradition de construction érudite du savoir à partir
de sources minces et variées, l'historien tire une compétence
que l'économiste pourrait utiliser : la critique des sources.
Les sources historiques, mais aussi les plus récentes, en particulier
dans les PVD, sont en effet sujettes à des faiblesses en terme de
qualité comme de représentativité qui méritent
souvent une discussion. L’expérience de construction de séries
historiques longues a largement montré l’intérêt des
critiques des historiens envers certaines méthodes économiques
(examen de la légitimité et des conséquences des méthodes
statistiques utilisées) comme envers les limites des instruments
de collecte statistique (dépendance des données envers leurs
conditions économiques de production, i.e. envers une fonction de
production des données et une contrainte budgétaire, mais
aussi envers les conditions sociales et politiques de cette collecte).
Au delà de la qualité des statistiques, c’est leur adéquation
aux concepts qui doit être examinée avec attention. À
la différence des statistiques construites par les organismes de
comptabilité nationale modernes, les données anciennes dont
on peut disposer ont été construites dans des buts en général
très éloignés de l'analyse économique, de sorte
que des corrections sont souvent nécessaires pour retrouver des
séries correspondant à celles que l'on utilise actuellement.
Si l’économiste peut aider l’historien à définir précisément
les concepts qui lui sont nécessaires, l’historien suggère
en retour à l’économiste de toujours vérifier si la
méthode de construction des statistiques correspond bien aux concepts
qu’il utilise.
Il rappelle aussi aux économistes leur trop fréquente
soumission envers les données existantes, et la nécessité
d'envisager les questions théoriques sans se restreindre aux phénomènes
dont l'observation est déjà couramment admise à un
moment donné. Le fait que l’on n’ait pas observé correctement
le marché du travail avant la guerre de 1914 (à la différence
de la conjoncture, des prix ou de la production) ne doit pas empêcher
de réfléchir sur ce qu’il était alors, mais doit aider
à comprendre ce que pouvait être la représentation
de l’économie et donc la politique économique à l’époque.
D'autre part, en l'absence de données statistiques (il est parfois
impossible de reconstituer avec quelque espoir de validité les données
macro-économique, et les données micro sont souvent inexistantes),
l’historien rappelle que d’autres sources existent, ainsi que d'autres
méthodes d'argumentation que l’économétrie. Si l'économiste
rappelle souvent l'historien à l'ordre par le souci de la cohérence
d'ensemble et des ordres de grandeur des effets suggérés,
il néglige trop souvent l'intérêt de documents significatifs
mais non quantitatifs.
Si l'on poursuit cette réflexion, l'historien peut également
avoir pour rôle de rappeler à l'économiste la dépendance
de ses données envers leur contexte intellectuel de construction
: toute statistique est construite en fonction d’un concept spécifique
qui dépend lui-même d'un ensemble de théories en cours.
Le concept de chômage, par exemple, est apparu lorsque le salariat
permanent et stable est devenu prépondérant dans les pays
développés (au début du siècle), il perd peut-être
de son sens actuellement, à moins que sa fonction sociale et politique
se disjoigne de sa signification strictement économique. Une bonne
compréhension de l'importance des phénomènes de représentation
sociale associés au chômage et de leur transformation historique,
ainsi que de l'évolution des conditions historiques de constitution
des statistiques (cadre juridique, social et psychologique) permet de jeter
un pont entre ces statistiques du chômage et les instruments micro-économiques
permettant de l'analyser.
Envisager la comptabilité nationale sous cet angle incite ainsi
à s'interroger sur sa légitimité actuelle comme centre
des réflexions macro-économiques. Des conditions aussi "évidentes"
de construction de données que la définition du cadre géographique
pertinent sont trop souvent abandonnées par les économistes
aux politiques qui en décident en fonction de critères différents.
En revanche, l'historien rappelle l'absence d'homogénéité
interne de la plupart des États au plan économique jusque
tard dans le XIXe siècle (au moins pour certains critères).
La pregnance du cadre politique freine la création de statistiques
à d'autres niveaux que national, alors qu'on ne peut nier a priori
tout effet sur les anticipations, et donc sur l'évolution des taux
de change ou des économies, de soldes de balance des paiements publiées
au niveau européen ou régional, en plus (ou à la place)
des données nationales. Un tel problème est essentiel pour
comprendre la situation des pays grands ou petits, ou pour les comparer.
Enfin, dernier apport de type critique de l'historien à l'économiste
: une meilleure perception de la relativité historique des théories
et des modèles économiques. Non que la théorie économique
soit purement relative. Mais les variables essentielles sont différentes,
les relations stables varient selon les époques (le XIXe siècle
semble ainsi contredire en France la loi d'Engel) ; les institutions et
le "cadre juridique" changent. La théorie économique, qui
doit expliquer une situation donnée, s'y adapte (cf. la notion de
"faits stylisés", faits considérés comme importants
par certains auteurs, voire par la communauté des économistes).
Elle oublie parfois quand elle regarde ailleurs que les éléments
de théorie et les spécifications de modèles les plus
adaptés ici et maintenant ne sont pas universels. Ainsi une théorie
de l'économie internationale au XIXe ne peut se passer du facteur
“terre et ressources naturelles” ni de la mesure des coûts de transport
pour comprendre les échanges ou les mouvements de facteurs.
La variété des expériences historiques a amené
et doit amener à repenser et élargir un certain nombre de
théories, comme les exemples du free banking, du fonctionnement
des sociétés de services publics privées, ou des conséquences
variables des kracks financiers selon les époques en témoignent.
Elle fait aussi ressortir des débats parfois disparus momentanément.
Un domaine comme l'innovation technologique, qui connait un développement
important actuellement, est étudié depuis très longtemps
par les historiens qui ont accumulé une quantité importante
non seulement de données et de réflexions de méthode,
mais aussi des modèles théoriques désormais largement
utilisés par les économistes. Des notions comme celles d’irréversibilité,
de “dépendance envers le chemin”, de systèmes nationaux d’innovation
ont été, sous d’autres appellations, reprises à des
historiens, qui, les premiers, ont étudié le rôle des
interactions entre les institutions étatiques, les stratégies
des entreprises et les coûts des facteurs dans l’évolution
du progrès technique. On constate la même chose au niveau
macro-économique où, après un long refus, on a introduit
d'abord des méthodes issues de la théorie de la concurrence
imparfaite, puis des éléments issus des théories du
rattrapage technologique, qui considèrent spécifiquement
les conditions et les voies du rapprochement technologique entre nations
et renonçent aux approches en terme de technologie exogène
comme de simple croissance endogène reposant sans contrainte sur
des disponibilités de facteurs.
Cet exemple montre que l'apport des historiens ne se limite pas à
fournir des données (en fait, les données historiques sont,
à tort, rarement utilisées pour tester les modèles
de croissance, au profit de données en coupes instantannées
qui imposent de lourdes hypothèses sur l'évolution économique
des différents pays) ; il permettrait presque de soutenir que ce
sont surtout des idées que les économistes empruntent aux
historiens : le rôle de l'éducation dans la capacité
innovatrice des pays, ou l'utilité de certains choix technologiques,
politiques ou sociaux irréversibles, sont soulignés par les
historiens de longue date. L'avantage comparatif de l'économiste
est alors un savoir-faire modélisateur appuyé sur une théorie
de l'équilibre général permettant seule de mettre
en évidence (avec rigueur, mais aussi parfois rigidité) les
multiples interdépendances qui sont au coeur d'une économie
; il est aussi de pouvoir mieux que les historiens obtenir les budgets
nécessaires pour constituer les séries statistiques permettant
des tests approfondis.
L'histoire comme lieu de synthèses des sciences sociales
A un niveau plus large, la pratique de l’histoire économique
impose à l’économiste de repenser la place de sa discipline
au sein des sciences sociales. On peut, pour le vérifier, partir
du problème de la temporalité. On sait que la rareté
des études dynamiques faisant une réelle place au nouveau,
à des changements qui ne soient pas simple élargissement
ou croissance homothétique de l’économie est une faiblesse
souvent incriminée de la science économique, dont la force
est de réduire nombre de phénomènes à des principes
simples, souvent des principes d'arbitrage statiques.
A l’opposé de l’économie, l'histoire a pour vocation
principale d’expliquer le changement. Pris entre ces deux ambitions, l'historien
économiste risque d’hésiter entre soit considérer
que la théorie économique pertinente pour expliquer chaque
période historique est particulière (chaque théorie
expliquant un seul couple lieu-époque, ce qui revient à renoncer
à une véritable unification théorique) ; soit considérer
qu'une théorie unique est valide, ce qui conduit à rejeter
l'explication du changement sur des éléments exogènes
(politiques, psychologiques,...), et donc à considérer l'économique
comme secondaire dans l'explication historique.
Doit-on voir dans cette difficulté la résurgence d'une
opposition méthodologique essentielle entre l'histoire et l'économie,
celle de l'induction contre la déduction ? Probablement pas. En
réalité, les deux méthodes sont, dans les deux disciplines,
mêlées dans toute recherche, et un accord se dégage
concrètement sur des notions comme celles de "faits stylisés",
de variables ou de relations entre variables comme moyen de résumer
les spécificités de chaque période sans renoncer aux
exigences théoriques. Dans une large mesure, ces difficultés
sont de l'ordre de la rhétorique, c'est-à-dire de l'exposition
et des moyens d'argumentation reconnus dans chaque discipline, aspect important
et qui constitue légitimement des disciplines différentes
mais ne devrait pas empêcher leur dialogue.
Un exemple peut en être trouvé dans la réaction
des historiens envers la "new economic history". Loin de provenir de l'utilisation
de la théorie économique dans l'explication historique, le
rejet qu'elle a subi provient de ses tentatives d'élaborer des histoires
contrefactuelles (confronter l'histoire à ce qu'elle aurait pu être
si certaines conditions avaient été modifiées). Cette
méthode, dans sa forme explicite, va contre deux convictions de
l'historien : celle d'une connaissance toujours incertaine de l'histoire
(toujours à re-comprendre) et celle (qui y est liée) de l'unicité
de chaque épisode historique. Ces convictions font que l'historien
cherche à comprendre le spécifique plus que le général
(même s'il procède par généralisations), et
qu'il centre sa compréhension sur la cohérence des différents
éléments constitutifs d'une situation historique donnée
plus que sur leur correspondance avec une théorie extérieure
à cette situation.
Étudier l'histoire doit ainsi permettre à l'économiste
de mieux dominer les pièges que constituent la prise en compte du
temps ou l'articulation entre induction et déduction dans son travail.
Cette étude peut lui faciliter l'élaboration d'une théorie
à moyenne portée intégrant les transformations des
institutions et des cadres juridiques, de même que les mécanismes
sociaux dans un cadre théorique large, et articulant les phénomènes
structurels et conjoncturels. À l'inverse, s'il néglige l'histoire,
l'économiste risque de tomber dans l'une ou l'autre des restrictions
abusives de son champ d'étude suivantes : soit ne intéresser
qu'aux causes économiques des phénomènes économiques
(par exemple négliger les déterminants politiques et sociaux
de la crise des années 1930), soit ne chercher d'explication qu'aux
phénomènes économiques (ainsi renoncer à appréhender
les grands événements historiques, par exemple les guerres
mondiales). Il risque ainsi de se cantonner de lui-même à
l'étude des phénomènes strictement économiques
et de court terme, et de perdre (non individuellement, mais collectivement)
sa raison d'être.
Ces quelques réflexions ne prétendent pas fournir un modèle
auquel tout économiste devrait se soumettre. Certains continueront
de chercher dans l'histoire des exemples auxquels appliquer des théories
contemporaines (et il est probable que quantitativement, ceci représente
l'essentiel des travaux à attendre). D'autres remettront en cause
les méthodes (de mesure et de définition des objets) pour
tenter de comprendre les lacunes des explications précédentes.
D'autres encore tenteront, soit par des modèles spécifiques
(qui se multiplient récemment dans certains domaines), soit par
des tentatives de synthèse, de prouver les mérites de la
méthode économique pour comprendre l'ensemble des sociétés
contemporaines ou passées. Il ne faudrait pas que les économistes,
sous prétexte de scientificité ou sous l'influence des critères
légitimes de reconnaissance au sein de la discipline, renoncent
à proposer des synthèses de haut niveau permettant à
un large public de comprendre les enjeux fondamentaux qu'ils discutent.
Le faire conduirait à donner des armes à la tentation sociale
actuelle de rejet des "techniciens" au profit de "politiques" aux moyens
de conviction parfois discutables. Je crois que la pratique de l'histoire
économique, avec les tensions à la fois fécondes et
inconfortables que j'ai indiquées, peut aussi inciter les économistes
à oser prendre cette nécessaire