Kenneth Mouré, The Gold Standard Illusion. France, the Bank of France, and the International Gold Standard, 1914-1939, Oxford : Oxford University Press, 2002, Pp. xiv, 297.
 

Compte-rendu par Pierre-Cyrille Hautcoeur, à paraître dans Annales. Histoire, sciences sociales en 2003.

Le livre de Kenneth Mouré propose une histoire du rôle des politiques françaises dans le fonctionnement et la disparition de l’étalon-or de l’entre-deux-guerres. L’analyse des positions de la Banque de France y a une place essentielle grâce à la consultation des archives qu'elle a nouvellement ouvertes aux chercheurs. D'autres archives plus classiquement utilisées en France, en Angleterre et aux Etats-Unis élargissent le champs des acteurs étudiés aux banques centrales et aux Trésors de ces pays.
Si ces sources permettent de préciser un certain nombre de points intéressants pour les spécialistes, l’intérêt du livre ne réside pas essentiellement dans sa présentation (souvent rapide, spécialement pour le cadre macroéconomique) des enchaînements économiques de cette période aujourd'hui bien connue. Sur ce plan, Mouré se rattache d'ailleurs d'emblée à ce qu'il appelle lui-même la "nouvelle orthodoxie" développée outre atlantique sous la houlette de Barry Eichengreen (Golden Fetters : the Gold Standard and the Great Depression, 1919-1939, Oxford: Oxford University Press, 1992) ou de Peter Temin (Lessons from the Great Depression, Cambridge : MIT Press, 1989), orthodoxie à laquelle il a contribué par ces précédents travaux (spécialement Managing the Franc Poincaré : Economic Understanding and Political Constraint in French Monetary Policy, 1926-1936, Cambridge : Cambridge University Press, 1991). L'originalité de l'ouvrage consiste à ne présenter l’échec du système monétaire international de l’entre-deux-guerres ni comme la conséquence inévitable des faiblesses inhérentes à un système de changes fixes, ni comme l’effet d’erreurs de politique monétaire, mais comme le résultat d’une illusion (la croyance en l’étalon-or), en un sens qui se dégage avec difficulté mais apparaît clairement à la fin du livre.
Mouré présente dès le premier chapitre l’hypothèse que même l’étalon-or classique était largement une illusion si on le conçoit comme un système monétaire international cohérent : en effet, il s’est construit en partie par hasard, et les pays participants n’ont jamais eu son bon fonctionnement pour objectif. Bien que cette interprétation s'appuie sur des travaux récents de grande qualité, elle néglige le rôle qu’ils accordent aux arbitragistes privés et à la circulation monétaire interne des métaux précieux dans les ajustements macroéconomiques (ajustements ni spontanés, ni sans coûts d’ailleurs), et surévalue le rôle des banques centrales dont les maigres marges d’action dépendaient d’une crédibilité cher acquise.
En confrontant ces éléments à la théorie des « règles du jeu » largement imposée au lendemain de la guerre, Mouré aurait précisé quel étalon-or il analysait, révélé le rôle renforcé des banques centrales à partir de la guerre et de ce fait mieux historicisé son sujet. Il aurait sans doute aussi mieux évité les pièges de la critique de l’étalon-or comme régime (une généralisation d’économistes, qu’il souhaite éviter) et de l’autre « illusion » corrélative, celle d'une gestion monétaire optimale par des autorités monétaires toujours bienveillantes et efficaces.
Une rupture majeure résultant de la guerre est en effet que les banques centrales tentent (comme elles le feront, avec plus de succès, à Bretton-Woods) de limiter le rôle des intervenants privés et de renforcer le leur propre sur les marchés des changes. La fin de la circulation interne d’or monétaire, permise par la guerre, autorise ce dessein, auquel aucune banque centrale ne renonce dans l’entre-deux-guerres, même la Banque de France que Mouré dit remplie d’illusions sur l’étalon-or (et qui certes envisage un temps la réintroduction de pièces d'or). Parallèlement, certaines banques centrales prennent le contrôle effectif du marché monétaire par des politiques d'open market. Ce faisant, les banques centrales espèrent régler "d'en haut" les graves déséquilibres (de valeurs relatives et absolues des monnaies, en or et en biens) issus de la guerre. En théorie, des solutions à ces déséquilibres auraient sans doute été envisageables. Une dévaluation générale et coordonnée pour réévaluer le stock d'or mondial (et inciter à la production d'or) et une redéfinition coordonnée des parités l'étaient. Une stabilisation des prix aurait pu suivre. Pourquoi ne furent-elles pas mises en œuvre ? Est-ce par insuffisance de la compréhension théorique de l'époque ? Sans doute pas, comme en témoignent les analyses de Hawtrey à Gênes et de Keynes, mais aussi celles de Charles Rist que Mouré réhabilite à juste titre. Est-ce par incompétence des cadres dirigeants des banques centrales et des Trésors ? Le chapitre 3 témoigne, en sens contraire, de la parfaite compréhension dont font preuve nombre de responsables tels Pierre Quesnay, Pierre de Moüy, Maurice Bokanowski ou, dans le camp déflationniste, Jules Décamps.
Si ces deux explications simples par l'incompétence s'avèrent insuffisantes, c'est que, et c'est la thèse qui se dégage du présent ouvrage, l'échec de l'étalon-or de l'entre-deux-guerres est d'abord le résultat de son caractère politique mais aussi fondamentalement historique, c'est-à-dire séquentiel et irréversible.
En ce sens, on peut dire que ce livre est la réponse de l'historien aux économistes qui ont largement dominé le débat sur cette période au cours des dernières années. Alors que ceux-ci ont affirmé de manière générale le caractère paralysant d’un régime monétaire de change fixe à ancrage métallique, ou du moins son incompatibilité avec un régime politique démocratique, Mouré vise à montrer comment les dysfonctionnements de l’étalon-or dans l’entre-deux-guerres ont d’abord résulté des modalités précises de son rétablissement, des représentations et des motivations des acteurs impliqués et de leurs relations entre eux, de l'environnement dans lequel ils agissaient. Pour reprendre les termes de l’auteur, « The agency of the players must not be sacrificed in order to argue the determining force of regime principles or ‘rules of the game’ » (p. 260). C’est donc dans son examen des enchaînements concrets, et plus encore de la formation et de l’évolution des opinions des grands acteurs concernés que Mouré est à son meilleur. On ne peut donc que regretter qu'il obscurcisse son message en affirmant régulièrement sa fidélité envers l'interprétation "économique" qui, sans être contradictoire, est indépendante de celle qu'il propose.

Les cinq premiers chapitres suivent un ordre chronologique. Après la présentation de l’étalon-or classique, le chapitre 2 présente les choix de la Banque de France et du Trésor durant la guerre, la première protégeant son stock d’or et absorbant celui du public, le second imposant un financement monétaire quand l’emprunt s’épuise. Les opinions des contemporains sur le choix entre revalorisation et stabilisation sont précisément analysées au chapitre 3, qui montre l’importance de l’opinion stabilisatrice malgré la propagande de la Banque de France.
Le chapitre 4 confirme le caractère essentiellement politique du conflit entre la Banque de France et le gouvernement durant le Cartel des gauches, alors même que le Trésor, sous la direction de Pierre de Moüy, proposait déjà une solution stabilisatrice. Le piège des faux bilans, dans lequel Herriot perdit injustement une part de sa crédibilité, est très précisément retracé. L'invocation de l'étalon-or apparaît clairement comme simple paravent des politiques les plus conservatrices.
Le chapitre 5 présente le processus de stabilisation et détaille la manière dont le report de la stabilisation légale permit la survie de l'alliance parlementaire de Poincaré, le rejet des exigences de la Banque comme de celles des créanciers anglais et américain. Il analyse l’évolution des opinions sur la stabilisation, et la difficile négociation entre Banque de France et Trésor sur sa mise en place. Alors que dans le débat sur le niveau de la stabilisation, l’auteur avait affirmé à la fois (et contradictoirement ?) le fanatisme envers l’étalon-or en France et la sous-évaluation volontaire du franc, il reconnaît ici que le niveau de la stabilisation n’a pas été choisi volontairement bas (la plupart des « stabilisateurs » penchaient initialement pour des parités de 150 voire 160 francs par livre sterling, alors que la stabilisation se fera à 125), mais est resté bloqué au niveau de la stabilisation de fait, largement fruit du hasard et que personne n’avait alors considéré comme sous-évalué.
Le chapitre 6 traite des relations entre banques centrales. Ce faisant, il autonomise exagérément la dimension internationale, alors qu’elle intervient fortement et à tous niveaux dans les comportements et les décisions monétaires. L'auteur minore ainsi le rôle des débats sur les Réparations et sur les dettes de guerre dans les politiques financière et monétaire françaises, de même que le rôle de l'objectif politique de construction d'un front des démocraties dans le durable refus français, après 1936, d'instaurer le contrôle des changes. Même le caractère asymétrique et donc politiquement intenable de l’étalon de change or, sa sujétion aux besoins d’une Angleterre fragilisée par la déflation, puis le caractère impérialiste de la politique britannique d’appui aux stabilisations étrangères ne sont pas intégrés parmi les déterminants des choix de la France dans les années 1920, mais traités séparément au service d'une thèse d'ailleurs essentielle : ce n'est pas la mauvaise volonté ou l'incompréhension entre banques centrales qui ont affaibli la coopération nécessaire à l’étalon-or, mais les conflits politiques internationaux qui ont empêché cette coopération d'aboutir.
On peut regretter que la question de la coopération entre banques centrales, dictée par un agenda théorique, ait empêché la situation internationale d'avoir sa place, essentielle, dans l'ensemble des débats étudiés. Par exemple, si, à un moment donné, la sous-évaluation du franc peut-être démontrée, c’est par rapport à un ensemble de monnaies considérées comme faisant référence. Le fait que parmi celles-ci figure une livre sterling notoirement surévaluée ne remet pas en cause le jugement objectif sur la parité française. L'antériorité de la stabilisation anglaise conduit aussi à juger du niveau de la stabilisation française en considérant la parité anglaise comme donnée. En revanche, on ne peut s’étonner que les Français accusent l'orgueilleuse stabilisation anglaise d'être la première source de la sous-évaluation du franc dont se plaint la Banque d'Angleterre à partir de 1928, et en tirent des conclusions sur l'open market qui s'avèrent erronées et nuisibles à l'économie mondiale dans les années 1930.
Dans la même perspective de contextualisation, on aurait souhaité que l'environnement économique et les finances privées soient mieux intégrées à la réflexion. Sans réclamer une histoire économique globale de l'entre-deux-guerres, on peut s’étonner de la brièveté avec laquelle est traitée la question des liens entre la politique monétaire et la situation du système financier français. Si l’importance de la détention de bons du Trésor par les banques avant 1926 est mentionnée, peu de conséquences en sont tirées, et les interactions complexes entre financement de l’Etat, création monétaire et financement de l’économie sont à peine évoquées (pp. 88-89, 118-121), alors que leur impact économique était sans doute important. De même, le contrôle des changes, instrument fortement dépendant des interactions entre banques et Banque centrale, aurait du être discuté à la fois dans ses motivations et son impact. Enfin, la discussion des spécificités et des changements du système financier français auraient enrichi la réflexion sur la pertinence et les limites de l’adoption par la France des instruments de la politique monétaire anglaise, qui sont discutés aux chapitres 7 et 8.
Ces chapitres, dans lesquels Mouré revient à l'analyse chronologique détaillée et se consacre surtout au fonctionnement interne de la Banque de France, maintiennent l'accent sur les représentations des acteurs, mais dans un contexte dont l'interprétation économique globale est moins clairement établie que pour les périodes antérieures. Une présentation synthétique des liens entre situation économique, politique monétaire, financement des déficits publics et gestion du change aurait été utile. Elle aurait peut-être permis de mieux comprendre la formation des représentations trop souvent attribuées sans justification à un conservatisme non-éclairé (ce qui surprend par exemple dans le cas de Rist, dont la clairvoyance était louée plus haut).
Ce plan un peu déséquilibré s'explique sans doute par le souci d'articuler ce livre avec le précédent sans redites excessives, ce à quoi l'auteur parvient parfaitement. Mais il reflète une asymétrie entre la première partie chronologique, dans laquelle l'auteur mêle l'analyse économique rétrospective et l'étude des représentations économiques des acteurs, et la seconde où cette dernière prend le dessus et propose des pierres pour une interprétation plus autonome. Cette asymétrie, on l'a dit, obscurcit la thèse d'ensemble de l'ouvrage.

L’ouvrage conclut que c’est la force de la foi illusoire, spécialement forte en France, dans l’étalon-or comme garant d’une économie stable et prospère, qui est à l’origine de la persistance excessive de ce régime monétaire dans l’entre-deux-guerres. La lenteur de l'évolution des opinions, et leur caractère contrasté entre pays, a selon l'auteur joué un rôle majeur dans l'instauration d'un étalon-or déséquilibré et dans les tensions entre politiques monétaires qui contribuent largement à sa disparition. S'il apprécie le message, le lecteur peut regretter qu'il n'ait pas été poussé à son terme, ce qui aurait sans doute conduit d'abord à déduire des éléments présentés que les décideurs français n'ont pas toujours été bercés de davantage d'illusions "dorées" que leurs voisins (ce qu’une analyse comparative de l’évolution des mentalités dirigeantes selon les pays en fonction de la situation monétaire et de la position internationale préciserait certainement), ensuite et surtout à reporter la responsabilité soit sur les modalités comparées du débat politique (et du contrôle politique de la banque centrale et du pouvoir financier) dans les démocraties, soit plus encore dans l'impact déterminant des conflits internationaux qui, plus que l’étalon-or, furent à l’origine des malheurs de l’entre-deux-guerres. En remettant ces conflits et les difficultés de leur résolution au centre, K. Mouré aurait aussi confirmé sa connaissance intime d'une histoire européenne dans laquelle les guerres mondiales sont, même pour l'histoire monétaire, des étapes beaucoup plus importantes que la grande dépression.