Compte-rendu par Pierre-Cyrille Hautcoeur, à paraître dans Annales. Histoire, sciences sociales en 2003.
Le livre de Kenneth Mouré propose une histoire du rôle
des politiques françaises dans le fonctionnement et la disparition
de l’étalon-or de l’entre-deux-guerres. L’analyse des positions
de la Banque de France y a une place essentielle grâce à la
consultation des archives qu'elle a nouvellement ouvertes aux chercheurs.
D'autres archives plus classiquement utilisées en France, en Angleterre
et aux Etats-Unis élargissent le champs des acteurs étudiés
aux banques centrales et aux Trésors de ces pays.
Si ces sources permettent de préciser un certain nombre de points
intéressants pour les spécialistes, l’intérêt
du livre ne réside pas essentiellement dans sa présentation
(souvent rapide, spécialement pour le cadre macroéconomique)
des enchaînements économiques de cette période aujourd'hui
bien connue. Sur ce plan, Mouré se rattache d'ailleurs d'emblée
à ce qu'il appelle lui-même la "nouvelle orthodoxie" développée
outre atlantique sous la houlette de Barry Eichengreen (Golden Fetters
: the Gold Standard and the Great Depression, 1919-1939, Oxford: Oxford
University Press, 1992) ou de Peter Temin (Lessons from the Great Depression,
Cambridge : MIT Press, 1989), orthodoxie à laquelle il a contribué
par ces précédents travaux (spécialement Managing
the Franc Poincaré : Economic Understanding and Political Constraint
in French Monetary Policy, 1926-1936, Cambridge : Cambridge University
Press, 1991). L'originalité de l'ouvrage consiste à ne présenter
l’échec du système monétaire international de l’entre-deux-guerres
ni comme la conséquence inévitable des faiblesses inhérentes
à un système de changes fixes, ni comme l’effet d’erreurs
de politique monétaire, mais comme le résultat d’une illusion
(la croyance en l’étalon-or), en un sens qui se dégage avec
difficulté mais apparaît clairement à la fin du livre.
Mouré présente dès le premier chapitre l’hypothèse
que même l’étalon-or classique était largement une
illusion si on le conçoit comme un système monétaire
international cohérent : en effet, il s’est construit en partie
par hasard, et les pays participants n’ont jamais eu son bon fonctionnement
pour objectif. Bien que cette interprétation s'appuie sur des travaux
récents de grande qualité, elle néglige le rôle
qu’ils accordent aux arbitragistes privés et à la circulation
monétaire interne des métaux précieux dans les ajustements
macroéconomiques (ajustements ni spontanés, ni sans coûts
d’ailleurs), et surévalue le rôle des banques centrales dont
les maigres marges d’action dépendaient d’une crédibilité
cher acquise.
En confrontant ces éléments à la théorie
des « règles du jeu » largement imposée au lendemain
de la guerre, Mouré aurait précisé quel étalon-or
il analysait, révélé le rôle renforcé
des banques centrales à partir de la guerre et de ce fait mieux
historicisé son sujet. Il aurait sans doute aussi mieux évité
les pièges de la critique de l’étalon-or comme régime
(une généralisation d’économistes, qu’il souhaite
éviter) et de l’autre « illusion » corrélative,
celle d'une gestion monétaire optimale par des autorités
monétaires toujours bienveillantes et efficaces.
Une rupture majeure résultant de la guerre est en effet que
les banques centrales tentent (comme elles le feront, avec plus de succès,
à Bretton-Woods) de limiter le rôle des intervenants privés
et de renforcer le leur propre sur les marchés des changes. La fin
de la circulation interne d’or monétaire, permise par la guerre,
autorise ce dessein, auquel aucune banque centrale ne renonce dans l’entre-deux-guerres,
même la Banque de France que Mouré dit remplie d’illusions
sur l’étalon-or (et qui certes envisage un temps la réintroduction
de pièces d'or). Parallèlement, certaines banques centrales
prennent le contrôle effectif du marché monétaire par
des politiques d'open market. Ce faisant, les banques centrales espèrent
régler "d'en haut" les graves déséquilibres (de valeurs
relatives et absolues des monnaies, en or et en biens) issus de la guerre.
En théorie, des solutions à ces déséquilibres
auraient sans doute été envisageables. Une dévaluation
générale et coordonnée pour réévaluer
le stock d'or mondial (et inciter à la production d'or) et une redéfinition
coordonnée des parités l'étaient. Une stabilisation
des prix aurait pu suivre. Pourquoi ne furent-elles pas mises en œuvre
? Est-ce par insuffisance de la compréhension théorique de
l'époque ? Sans doute pas, comme en témoignent les analyses
de Hawtrey à Gênes et de Keynes, mais aussi celles de Charles
Rist que Mouré réhabilite à juste titre. Est-ce par
incompétence des cadres dirigeants des banques centrales et des
Trésors ? Le chapitre 3 témoigne, en sens contraire, de la
parfaite compréhension dont font preuve nombre de responsables tels
Pierre Quesnay, Pierre de Moüy, Maurice Bokanowski ou, dans le camp
déflationniste, Jules Décamps.
Si ces deux explications simples par l'incompétence s'avèrent
insuffisantes, c'est que, et c'est la thèse qui se dégage
du présent ouvrage, l'échec de l'étalon-or de l'entre-deux-guerres
est d'abord le résultat de son caractère politique mais aussi
fondamentalement historique, c'est-à-dire séquentiel et irréversible.
En ce sens, on peut dire que ce livre est la réponse de l'historien
aux économistes qui ont largement dominé le débat
sur cette période au cours des dernières années. Alors
que ceux-ci ont affirmé de manière générale
le caractère paralysant d’un régime monétaire de change
fixe à ancrage métallique, ou du moins son incompatibilité
avec un régime politique démocratique, Mouré vise
à montrer comment les dysfonctionnements de l’étalon-or dans
l’entre-deux-guerres ont d’abord résulté des modalités
précises de son rétablissement, des représentations
et des motivations des acteurs impliqués et de leurs relations entre
eux, de l'environnement dans lequel ils agissaient. Pour reprendre les
termes de l’auteur, « The agency of the players must not be sacrificed
in order to argue the determining force of regime principles or ‘rules
of the game’ » (p. 260). C’est donc dans son examen des enchaînements
concrets, et plus encore de la formation et de l’évolution des opinions
des grands acteurs concernés que Mouré est à son meilleur.
On ne peut donc que regretter qu'il obscurcisse son message en affirmant
régulièrement sa fidélité envers l'interprétation
"économique" qui, sans être contradictoire, est indépendante
de celle qu'il propose.
Les cinq premiers chapitres suivent un ordre chronologique. Après
la présentation de l’étalon-or classique, le chapitre 2 présente
les choix de la Banque de France et du Trésor durant la guerre,
la première protégeant son stock d’or et absorbant celui
du public, le second imposant un financement monétaire quand l’emprunt
s’épuise. Les opinions des contemporains sur le choix entre revalorisation
et stabilisation sont précisément analysées au chapitre
3, qui montre l’importance de l’opinion stabilisatrice malgré la
propagande de la Banque de France.
Le chapitre 4 confirme le caractère essentiellement politique
du conflit entre la Banque de France et le gouvernement durant le Cartel
des gauches, alors même que le Trésor, sous la direction de
Pierre de Moüy, proposait déjà une solution stabilisatrice.
Le piège des faux bilans, dans lequel Herriot perdit injustement
une part de sa crédibilité, est très précisément
retracé. L'invocation de l'étalon-or apparaît clairement
comme simple paravent des politiques les plus conservatrices.
Le chapitre 5 présente le processus de stabilisation et détaille
la manière dont le report de la stabilisation légale permit
la survie de l'alliance parlementaire de Poincaré, le rejet des
exigences de la Banque comme de celles des créanciers anglais et
américain. Il analyse l’évolution des opinions sur la stabilisation,
et la difficile négociation entre Banque de France et Trésor
sur sa mise en place. Alors que dans le débat sur le niveau de la
stabilisation, l’auteur avait affirmé à la fois (et contradictoirement
?) le fanatisme envers l’étalon-or en France et la sous-évaluation
volontaire du franc, il reconnaît ici que le niveau de la stabilisation
n’a pas été choisi volontairement bas (la plupart des «
stabilisateurs » penchaient initialement pour des parités
de 150 voire 160 francs par livre sterling, alors que la stabilisation
se fera à 125), mais est resté bloqué au niveau de
la stabilisation de fait, largement fruit du hasard et que personne n’avait
alors considéré comme sous-évalué.
Le chapitre 6 traite des relations entre banques centrales. Ce faisant,
il autonomise exagérément la dimension internationale, alors
qu’elle intervient fortement et à tous niveaux dans les comportements
et les décisions monétaires. L'auteur minore ainsi le rôle
des débats sur les Réparations et sur les dettes de guerre
dans les politiques financière et monétaire françaises,
de même que le rôle de l'objectif politique de construction
d'un front des démocraties dans le durable refus français,
après 1936, d'instaurer le contrôle des changes. Même
le caractère asymétrique et donc politiquement intenable
de l’étalon de change or, sa sujétion aux besoins d’une Angleterre
fragilisée par la déflation, puis le caractère impérialiste
de la politique britannique d’appui aux stabilisations étrangères
ne sont pas intégrés parmi les déterminants des choix
de la France dans les années 1920, mais traités séparément
au service d'une thèse d'ailleurs essentielle : ce n'est pas la
mauvaise volonté ou l'incompréhension entre banques centrales
qui ont affaibli la coopération nécessaire à l’étalon-or,
mais les conflits politiques internationaux qui ont empêché
cette coopération d'aboutir.
On peut regretter que la question de la coopération entre banques
centrales, dictée par un agenda théorique, ait empêché
la situation internationale d'avoir sa place, essentielle, dans l'ensemble
des débats étudiés. Par exemple, si, à un moment
donné, la sous-évaluation du franc peut-être démontrée,
c’est par rapport à un ensemble de monnaies considérées
comme faisant référence. Le fait que parmi celles-ci figure
une livre sterling notoirement surévaluée ne remet pas en
cause le jugement objectif sur la parité française. L'antériorité
de la stabilisation anglaise conduit aussi à juger du niveau de
la stabilisation française en considérant la parité
anglaise comme donnée. En revanche, on ne peut s’étonner
que les Français accusent l'orgueilleuse stabilisation anglaise
d'être la première source de la sous-évaluation du
franc dont se plaint la Banque d'Angleterre à partir de 1928, et
en tirent des conclusions sur l'open market qui s'avèrent erronées
et nuisibles à l'économie mondiale dans les années
1930.
Dans la même perspective de contextualisation, on aurait souhaité
que l'environnement économique et les finances privées soient
mieux intégrées à la réflexion. Sans réclamer
une histoire économique globale de l'entre-deux-guerres, on peut
s’étonner de la brièveté avec laquelle est traitée
la question des liens entre la politique monétaire et la situation
du système financier français. Si l’importance de la détention
de bons du Trésor par les banques avant 1926 est mentionnée,
peu de conséquences en sont tirées, et les interactions complexes
entre financement de l’Etat, création monétaire et financement
de l’économie sont à peine évoquées (pp. 88-89,
118-121), alors que leur impact économique était sans doute
important. De même, le contrôle des changes, instrument fortement
dépendant des interactions entre banques et Banque centrale, aurait
du être discuté à la fois dans ses motivations et son
impact. Enfin, la discussion des spécificités et des changements
du système financier français auraient enrichi la réflexion
sur la pertinence et les limites de l’adoption par la France des instruments
de la politique monétaire anglaise, qui sont discutés aux
chapitres 7 et 8.
Ces chapitres, dans lesquels Mouré revient à l'analyse
chronologique détaillée et se consacre surtout au fonctionnement
interne de la Banque de France, maintiennent l'accent sur les représentations
des acteurs, mais dans un contexte dont l'interprétation économique
globale est moins clairement établie que pour les périodes
antérieures. Une présentation synthétique des liens
entre situation économique, politique monétaire, financement
des déficits publics et gestion du change aurait été
utile. Elle aurait peut-être permis de mieux comprendre la formation
des représentations trop souvent attribuées sans justification
à un conservatisme non-éclairé (ce qui surprend par
exemple dans le cas de Rist, dont la clairvoyance était louée
plus haut).
Ce plan un peu déséquilibré s'explique sans doute
par le souci d'articuler ce livre avec le précédent sans
redites excessives, ce à quoi l'auteur parvient parfaitement. Mais
il reflète une asymétrie entre la première partie
chronologique, dans laquelle l'auteur mêle l'analyse économique
rétrospective et l'étude des représentations économiques
des acteurs, et la seconde où cette dernière prend le dessus
et propose des pierres pour une interprétation plus autonome. Cette
asymétrie, on l'a dit, obscurcit la thèse d'ensemble de l'ouvrage.
L’ouvrage conclut que c’est la force de la foi illusoire, spécialement
forte en France, dans l’étalon-or comme garant d’une économie
stable et prospère, qui est à l’origine de la persistance
excessive de ce régime monétaire dans l’entre-deux-guerres.
La lenteur de l'évolution des opinions, et leur caractère
contrasté entre pays, a selon l'auteur joué un rôle
majeur dans l'instauration d'un étalon-or déséquilibré
et dans les tensions entre politiques monétaires qui contribuent
largement à sa disparition. S'il apprécie le message, le
lecteur peut regretter qu'il n'ait pas été poussé
à son terme, ce qui aurait sans doute conduit d'abord à déduire
des éléments présentés que les décideurs
français n'ont pas toujours été bercés de davantage
d'illusions "dorées" que leurs voisins (ce qu’une analyse comparative
de l’évolution des mentalités dirigeantes selon les pays
en fonction de la situation monétaire et de la position internationale
préciserait certainement), ensuite et surtout à reporter
la responsabilité soit sur les modalités comparées
du débat politique (et du contrôle politique de la banque
centrale et du pouvoir financier) dans les démocraties, soit plus
encore dans l'impact déterminant des conflits internationaux qui,
plus que l’étalon-or, furent à l’origine des malheurs de
l’entre-deux-guerres. En remettant ces conflits et les difficultés
de leur résolution au centre, K. Mouré aurait aussi confirmé
sa connaissance intime d'une histoire européenne dans laquelle les
guerres mondiales sont, même pour l'histoire monétaire, des
étapes beaucoup plus importantes que la grande dépression.