Lawrence H. Officer, Between the dollar sterling gold points. Exchange rates, parity and market behavior, Cambridge et New-York: Cambridge University Press, 1996, xxi + 342p.
 

Compte rendu par Pierre-Cyrille Hautcoeur, Université d'Orléans et DELTA, paru dans Annales, histoire, sciences sociales, 1998 n° 3.

 Le livre de Lawrence Officer se presente comme un point d’orgue au sein d’une série de travaux, largement oeuvres d’économistes, sur la stabilité et l’efficacité des systèmes monétaires de change fixe. Il examine ces systèmes tels qu’ils fonctionnent en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis dans des versions variées entre la fin du XVIIIe siècle et Bretton-Woods, et montre qu’ils étaient beaucoup plus stables et efficaces, y compris dans l’entre-deux-guerres, que ce qu’avaient cru montrer les travaux classiques d’O. Morgenstern.
 Le livre fournit d’abord une description concise mais précise des sytèmes monétaires britanniques et américains du XVIIIe siècle aux années 1960, au sens restreint des définitions métalliques des parités et des arrangements institutionnels destinés à les mettre en oeuvre (ch.3-4). Il s’attache ensuite à définir la parité de la livre en dollar, ce qui demande un examen attentif pour les périodes où les étalons sont différents d’un pays à l’autre (ch.5). Un chapitre entier est consacré à la construction des taux de change dont l’étude fera le corps principal du livre. L’auteur y montre une attention extrême à la forme concrète des opérations de change: localisation principale de ces transactions (toujours aux Etats-Unis, mais s’y déplaçant avec le commerce), changements dans le type d’ “exchange bill” utilisé, agents de ces transactions (commerçants puis spécialistes du change). Des explications économiques, institutionnelles et politiques sont fournies pour chacun de ces traits (ch.6). Ce n’est qu’après cet examen détaillé du fonctionnement du marché des changes que l’auteur commence à examiner son intégration à la fois dans l’espace (convergence des taux de change mesurés à divers endroits aux Etats-Unis) et dans le temps (diminution de la saisonnalité et de la variabilité du taux de change) (ch.7).
 L’intégration ainsi mesurée ne dit rien sur l’efficacité du marché des changes, c’est-à-dire sur l’utilisation systématique des occasions d’arbitrage par les agents du marché. Pour mesurer cette efficacité, il faut estimer quand l’arbitrage entre deux monnaies est profitable, soit à partir de quel taux de change il est rentable de convertir une monnaie dans l’autre pour convertir celle-ci en métal et revendre celui-ci dans le pays d’origine (une autre manière de tirer parti des écarts du taux de change par rapport à la parité consiste à simplement utiliser le métal pour transférer une somme d’un pays à l’autre; elle semble disparaître au cours du XIXe siècle avec la concentration des opérations de change, hautement techniques, aux mains de spécialistes, mais représente une alternative moins coûteuse au pur arbitrage, et les développements qu’y consacre l’auteur sont originaux et utiles). Ces limites de profitabilité définissent les points-or à partir desquels l’or doit entrer ou sortir d’un pays du fait des opérations d’arbitrage. Ces points-or varient donc avec les différents coûts de l’arbitrage (transport des effets de commerce et de l’or, assurance, pertes d’intérêt durant les transports, perte due à l’obtention de pièces usées auprès des autorités monétaires, risques divers,...), coûts qui diffèrent en outre selon l’opération effectuée (en particulier du fait de l’asymétrie qui résulte de la concentration du marché des changes aux Etats-Unis et de celui des acceptations à Londres. L’auteur fournit une description très précise de la manière dont les opérations sont effectuées à différentes époques, et utilise des informations souvent originales sur tous les coûts de manière à estimer les points-or, deux caractéristiques qui rendent son étude supérieure à la totalité de celles qui l’ont précédée (ch.8-9).
Cet examen minutieux montre que les points-or ont diminué fortement au cours du XIXe siècle et atteint un minimum de l’ordre de 0,5% dans l’entre-deux-guerres. Si à court terme les guerres entraînent toujours une augmentation des points-or, sur le long terme les raisons de diminution l’emportent : progrès des communications, mais aussi spécialisation d’intermédiaires capables d’exploiter tout gain éventuel, y compris par la spéculation, et concurrence entre ces intermédiaires (l’auteur fournit d’ailleurs un intéressant contre-exemple à ce dernier point en décrivant comment durant une large part du XIXe siècle, le quasi-monopole de la maison Brown ou de la seconde Banque des Etats-Unis sur les opérations de change a permis d’améliorer l’intégration du marché grâce à la mise en place d’un réseau de succursales dans tous les Etats-Unis, contrecarrant l’obstacle à l’intégration que représentait un commerce américain constitué essentiellement de relations bilatérales avec Londres) (ch.10-11).
 De manière à examiner plus précisément l’efficacité du marché des changes, l’auteur déduit des points-or une bande de fluctuations au sein de laquelle l’arbitrage devrait toujours maintenir le taux de change. Il montre qu’en effet, si l’on tient compte des délais d’ajustement qui existaient à l’époque, les violations de cette règle sont rarissimes, ce qui montre l’efficacité de l’arbitrage. En outre, l’intégration du marché est telle que les frontières de la bande sont même rarement approchées. L’auteur ne se contente pas cependant de cette démontration. Dans la partie la plus ambitieuse de son livre, il décrit les opérations d’arbitrage et de spéculation sur le marché monétaire (arbitrage de taux d’intéret couvert ou non) et sur le marché des changes (spéculation à terme) qui expliquent pourquoi cette intégration est aussi forte. Il montre que ces opérations ne stabilisent le taux de change que si les intervenants du marché ont une confiance absolue à la fois dans la détermination des autorités monétaires à entreprendre toutes les politiques nécessaires au maintien de la parité métallique et dans l’efficacité permanente de l’arbitrage qui maintient le taux de change au sein de la bande définie par les points-or (cette condition est d’autant plus stricte que ces opérations plus complexes et coûteuses demandent un engagement plus long). De cette condition politique résulte la grande différence entre la période de Bretton-Woods et les précédentes: alors que la livre pouvait être considérée comme fragile dans l’entre-deux-guerres comme après 1945 (de même que le dollar vers 1890-95), l’efficacité de cet arbitrage ne suffit pas à assurer la stabilité du système réorganisé autour des banques centrales après 1945 alors que la crédibilité considérable de l’étalon-or rendait la spéculation généralement stabilisatrice même dans l’environnement difficile de l’entre-deux-guerres (ch.12-13).
 Un examen détaillé de cette dernière période montre cependant d’autres faiblesses. L’auteur les met en lumière en introduisant le concept d’efficacité de régime (par opposition à l’efficacité de marché examinée jusque là): celle-ci est présente si sous l’hypothèse d’un marché efficace les comportements d’arbitrage renforcent la probabilité de maintien de la parité. Or il apparaît qu’entre 1925 et 1931, cette efficacité est assez fréquemment enfreinte. Si certains comportements des banques (la recherche de liquidité en période de crise) peuvent l’expliquer en partie, les actions des autorités en sont principalement responsables, car elles apparaissent trop souvent comme n’étant pas entièrement cohérentes avec le maintien à long terme de la parité métallique. En tentant d’utiliser les taux d’intérêt pour des objectifs intérieurs (juguler une expansion trop rapide ou stimuler une économie stagnante), et en freinant les transferts d’or qui conduiraient aux ajustements n’ecessaires, elles conduisent à mettre en doute la stabilité du régime, qui de fait s’effondre avec la dévaluation de la livre en septembre 1931 (ch.15-16).

Cet ouvrage représente un effort considérable pour adapter la théorie de l’efficacité des marchés à la réalité historique des opérations de change: mesure des taux de change, opérations d’arbitrage, agents les réalisant, tout est précisément appuyé sur une documentation de premier ordre, et sur la conscience claire que les données précises nécessaires à la théorie ne peuvent être créées et comprises que dans leur contexte institutionnel. Il n’est pas (quoique peut être pour des raisons de disponibilité de données, mais en est-elle indépendante ?) jusqu’aux formes de tests statistiques qui ne s’adaptent à la réalité historique, puisque les tests statistiques les plus stricts de l’efficacité du marché ne sont réalisés que pour la période postérieure à 1890, celle là même pour laquelle le télégraphe transatlantique permet un arbitrage rapide.
Par ailleurs, l’auteur propose plusieurs idées nouvelles: il rompt avec l’approche traditionnelle, dichotomique par nature, selon laquelle il suffit de considérer si le taux de change est à l’intérieur ou à l’extérieur des points-or et montre que sa localisation précise à l’intérieur des points-or permet de mieux mesurer l’efficacité et la stabilité d’un système de change fixe. En introduisant l’idée d’efficacité de régime, il tente en outre de remonter un degré plus haut dans les motivations et les anticipations des agents du marché et dans la compréhension de son fonctionnement. C’est cependant alors qu’apparaît le plus une des principales faiblesses du livre (quoique la présentation excessivement elliptique des chapitres en question, contrastant étrangement avec le reste du livre, rende toute critique incertaine): sa revendication prolongée de se cantonner au court terme. Au début du chapitre 14, il la justifie pour l’entre-deux-guerres en disant que la parité de la livre y était clairement intenable à long terme. Au début du chapitre 15, il justifie sa négligence des décisions politiques majeures que sont le choix de la parité ou la décision de stériliser les flux métalliques par leur importance cantonnée au long terme. Mais la définition du long terme et surtout son articulation avec le court terme sont absentes. Parler de l’efficacité d’un régime en considérant comme allant de soi que les agents puissent anticiper avec certitude sa stabilité (incluant les anticipations des autres agents) pour  les trois mois à venir tout en doutant de sa stabilité à long terme est une position dichotomique radicale qui demanderait justification, surtout pour l’étalon-or de l’entre-deux-guerres qui n’a duré que six ans.
Cette faiblesse en met en lumière une autre, qui frappera surtout les non-spécialistes: l’auteur est pénétré de son sujet au point de négliger de le justifier, et trop persuadé de son caractère central (ou lui-même trop peu historien) pour expliquer ses enjeux pour l’histoire des deux derniers siècles. Ceci pourtant ne saurait remettre en cause l’excellence du travail présenté dans cet ouvrage. Sa présentation extrêmement analytique permet au profane de suivre aisément la quasi-totalité des développements techniques parfois complexes entrepris par l’auteur, ce qui fera largement pardonner son austérité comme les quelques répétitions qu’elle amène. Surtout, en poursuivant jusqu’à son terme une problématique clairement théorique qui paraîtra d’abord excessivement abstraite et limitée aux yeux de nombre d’historiens, c’est toute la réalité historique du marché des changes que l’auteur reconstruit. Elle mérite la lecture.