Compte rendu par Pierre-Cyrille Hautcoeur, Université d'Orléans et DELTA, paru dans Annales, histoire, sciences sociales, 1998 n° 3.
Le livre de Lawrence Officer se presente comme un point d’orgue
au sein d’une série de travaux, largement oeuvres d’économistes,
sur la stabilité et l’efficacité des systèmes monétaires
de change fixe. Il examine ces systèmes tels qu’ils fonctionnent
en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis dans des versions variées entre
la fin du XVIIIe siècle et Bretton-Woods, et montre qu’ils étaient
beaucoup plus stables et efficaces, y compris dans l’entre-deux-guerres,
que ce qu’avaient cru montrer les travaux classiques d’O. Morgenstern.
Le livre fournit d’abord une description concise mais précise
des sytèmes monétaires britanniques et américains
du XVIIIe siècle aux années 1960, au sens restreint des définitions
métalliques des parités et des arrangements institutionnels
destinés à les mettre en oeuvre (ch.3-4). Il s’attache ensuite
à définir la parité de la livre en dollar, ce qui
demande un examen attentif pour les périodes où les étalons
sont différents d’un pays à l’autre (ch.5). Un chapitre entier
est consacré à la construction des taux de change dont l’étude
fera le corps principal du livre. L’auteur y montre une attention extrême
à la forme concrète des opérations de change: localisation
principale de ces transactions (toujours aux Etats-Unis, mais s’y déplaçant
avec le commerce), changements dans le type d’ “exchange bill” utilisé,
agents de ces transactions (commerçants puis spécialistes
du change). Des explications économiques, institutionnelles et politiques
sont fournies pour chacun de ces traits (ch.6). Ce n’est qu’après
cet examen détaillé du fonctionnement du marché des
changes que l’auteur commence à examiner son intégration
à la fois dans l’espace (convergence des taux de change mesurés
à divers endroits aux Etats-Unis) et dans le temps (diminution de
la saisonnalité et de la variabilité du taux de change) (ch.7).
L’intégration ainsi mesurée ne dit rien sur l’efficacité
du marché des changes, c’est-à-dire sur l’utilisation systématique
des occasions d’arbitrage par les agents du marché. Pour mesurer
cette efficacité, il faut estimer quand l’arbitrage entre deux monnaies
est profitable, soit à partir de quel taux de change il est rentable
de convertir une monnaie dans l’autre pour convertir celle-ci en métal
et revendre celui-ci dans le pays d’origine (une autre manière de
tirer parti des écarts du taux de change par rapport à la
parité consiste à simplement utiliser le métal pour
transférer une somme d’un pays à l’autre; elle semble disparaître
au cours du XIXe siècle avec la concentration des opérations
de change, hautement techniques, aux mains de spécialistes, mais
représente une alternative moins coûteuse au pur arbitrage,
et les développements qu’y consacre l’auteur sont originaux et utiles).
Ces limites de profitabilité définissent les points-or à
partir desquels l’or doit entrer ou sortir d’un pays du fait des opérations
d’arbitrage. Ces points-or varient donc avec les différents coûts
de l’arbitrage (transport des effets de commerce et de l’or, assurance,
pertes d’intérêt durant les transports, perte due à
l’obtention de pièces usées auprès des autorités
monétaires, risques divers,...), coûts qui diffèrent
en outre selon l’opération effectuée (en particulier du fait
de l’asymétrie qui résulte de la concentration du marché
des changes aux Etats-Unis et de celui des acceptations à Londres.
L’auteur fournit une description très précise de la manière
dont les opérations sont effectuées à différentes
époques, et utilise des informations souvent originales sur tous
les coûts de manière à estimer les points-or, deux
caractéristiques qui rendent son étude supérieure
à la totalité de celles qui l’ont précédée
(ch.8-9).
Cet examen minutieux montre que les points-or ont diminué fortement
au cours du XIXe siècle et atteint un minimum de l’ordre de 0,5%
dans l’entre-deux-guerres. Si à court terme les guerres entraînent
toujours une augmentation des points-or, sur le long terme les raisons
de diminution l’emportent : progrès des communications, mais aussi
spécialisation d’intermédiaires capables d’exploiter tout
gain éventuel, y compris par la spéculation, et concurrence
entre ces intermédiaires (l’auteur fournit d’ailleurs un intéressant
contre-exemple à ce dernier point en décrivant comment durant
une large part du XIXe siècle, le quasi-monopole de la maison Brown
ou de la seconde Banque des Etats-Unis sur les opérations de change
a permis d’améliorer l’intégration du marché grâce
à la mise en place d’un réseau de succursales dans tous les
Etats-Unis, contrecarrant l’obstacle à l’intégration que
représentait un commerce américain constitué essentiellement
de relations bilatérales avec Londres) (ch.10-11).
De manière à examiner plus précisément
l’efficacité du marché des changes, l’auteur déduit
des points-or une bande de fluctuations au sein de laquelle l’arbitrage
devrait toujours maintenir le taux de change. Il montre qu’en effet, si
l’on tient compte des délais d’ajustement qui existaient à
l’époque, les violations de cette règle sont rarissimes,
ce qui montre l’efficacité de l’arbitrage. En outre, l’intégration
du marché est telle que les frontières de la bande sont même
rarement approchées. L’auteur ne se contente pas cependant de cette
démontration. Dans la partie la plus ambitieuse de son livre, il
décrit les opérations d’arbitrage et de spéculation
sur le marché monétaire (arbitrage de taux d’intéret
couvert ou non) et sur le marché des changes (spéculation
à terme) qui expliquent pourquoi cette intégration est aussi
forte. Il montre que ces opérations ne stabilisent le taux de change
que si les intervenants du marché ont une confiance absolue à
la fois dans la détermination des autorités monétaires
à entreprendre toutes les politiques nécessaires au maintien
de la parité métallique et dans l’efficacité permanente
de l’arbitrage qui maintient le taux de change au sein de la bande définie
par les points-or (cette condition est d’autant plus stricte que ces opérations
plus complexes et coûteuses demandent un engagement plus long). De
cette condition politique résulte la grande différence entre
la période de Bretton-Woods et les précédentes: alors
que la livre pouvait être considérée comme fragile
dans l’entre-deux-guerres comme après 1945 (de même que le
dollar vers 1890-95), l’efficacité de cet arbitrage ne suffit pas
à assurer la stabilité du système réorganisé
autour des banques centrales après 1945 alors que la crédibilité
considérable de l’étalon-or rendait la spéculation
généralement stabilisatrice même dans l’environnement
difficile de l’entre-deux-guerres (ch.12-13).
Un examen détaillé de cette dernière période
montre cependant d’autres faiblesses. L’auteur les met en lumière
en introduisant le concept d’efficacité de régime (par opposition
à l’efficacité de marché examinée jusque là):
celle-ci est présente si sous l’hypothèse d’un marché
efficace les comportements d’arbitrage renforcent la probabilité
de maintien de la parité. Or il apparaît qu’entre 1925 et
1931, cette efficacité est assez fréquemment enfreinte. Si
certains comportements des banques (la recherche de liquidité en
période de crise) peuvent l’expliquer en partie, les actions des
autorités en sont principalement responsables, car elles apparaissent
trop souvent comme n’étant pas entièrement cohérentes
avec le maintien à long terme de la parité métallique.
En tentant d’utiliser les taux d’intérêt pour des objectifs
intérieurs (juguler une expansion trop rapide ou stimuler une économie
stagnante), et en freinant les transferts d’or qui conduiraient aux ajustements
n’ecessaires, elles conduisent à mettre en doute la stabilité
du régime, qui de fait s’effondre avec la dévaluation de
la livre en septembre 1931 (ch.15-16).
Cet ouvrage représente un effort considérable pour adapter
la théorie de l’efficacité des marchés à la
réalité historique des opérations de change: mesure
des taux de change, opérations d’arbitrage, agents les réalisant,
tout est précisément appuyé sur une documentation
de premier ordre, et sur la conscience claire que les données précises
nécessaires à la théorie ne peuvent être créées
et comprises que dans leur contexte institutionnel. Il n’est pas (quoique
peut être pour des raisons de disponibilité de données,
mais en est-elle indépendante ?) jusqu’aux formes de tests statistiques
qui ne s’adaptent à la réalité historique, puisque
les tests statistiques les plus stricts de l’efficacité du marché
ne sont réalisés que pour la période postérieure
à 1890, celle là même pour laquelle le télégraphe
transatlantique permet un arbitrage rapide.
Par ailleurs, l’auteur propose plusieurs idées nouvelles: il
rompt avec l’approche traditionnelle, dichotomique par nature, selon laquelle
il suffit de considérer si le taux de change est à l’intérieur
ou à l’extérieur des points-or et montre que sa localisation
précise à l’intérieur des points-or permet de mieux
mesurer l’efficacité et la stabilité d’un système
de change fixe. En introduisant l’idée d’efficacité de régime,
il tente en outre de remonter un degré plus haut dans les motivations
et les anticipations des agents du marché et dans la compréhension
de son fonctionnement. C’est cependant alors qu’apparaît le plus
une des principales faiblesses du livre (quoique la présentation
excessivement elliptique des chapitres en question, contrastant étrangement
avec le reste du livre, rende toute critique incertaine): sa revendication
prolongée de se cantonner au court terme. Au début du chapitre
14, il la justifie pour l’entre-deux-guerres en disant que la parité
de la livre y était clairement intenable à long terme. Au
début du chapitre 15, il justifie sa négligence des décisions
politiques majeures que sont le choix de la parité ou la décision
de stériliser les flux métalliques par leur importance cantonnée
au long terme. Mais la définition du long terme et surtout son articulation
avec le court terme sont absentes. Parler de l’efficacité d’un régime
en considérant comme allant de soi que les agents puissent anticiper
avec certitude sa stabilité (incluant les anticipations des autres
agents) pour les trois mois à venir tout en doutant de sa
stabilité à long terme est une position dichotomique radicale
qui demanderait justification, surtout pour l’étalon-or de l’entre-deux-guerres
qui n’a duré que six ans.
Cette faiblesse en met en lumière une autre, qui frappera surtout
les non-spécialistes: l’auteur est pénétré
de son sujet au point de négliger de le justifier, et trop persuadé
de son caractère central (ou lui-même trop peu historien)
pour expliquer ses enjeux pour l’histoire des deux derniers siècles.
Ceci pourtant ne saurait remettre en cause l’excellence du travail présenté
dans cet ouvrage. Sa présentation extrêmement analytique permet
au profane de suivre aisément la quasi-totalité des développements
techniques parfois complexes entrepris par l’auteur, ce qui fera largement
pardonner son austérité comme les quelques répétitions
qu’elle amène. Surtout, en poursuivant jusqu’à son terme
une problématique clairement théorique qui paraîtra
d’abord excessivement abstraite et limitée aux yeux de nombre d’historiens,
c’est toute la réalité historique du marché des changes
que l’auteur reconstruit. Elle mérite la lecture.