Compte rendu par Pierre-Cyrille Hautcoeur,
Université d'Orléans et DELTA, paru dans Annales,
histoire, sciences sociales, 1998 n°3.
Ce ouvrage constitue la version abrégée d’une thèse
d’Etat soutenue en 1993 à l’Université de Paris X Nanterre.
Il examine la place des femmes sur le marché du travail parisien
autour de trois questions qui correspondent aux trois parties du livre:
la segmentation du marché du travail conduit-elle à reléguer
les femmes dans un « marché secondaire » dominé
(chapitres 1-3) ? Quel est l’impact des transformations structurelles et
conjoncturelles de l’économie sur le fonctionnement du marché
du travail (chapitre 4-8) ? Les femmes y sont elles victimes d’une domination
spécifique liée à leur rôle social et familial
(chapitres 9-11) ?
L’analyse s’appuie principalement sur un fonds documentaire nouveau
constitué par les archives de l’institution de retraite nationale
interprofessionnelle de salariés (IRNIS), caisse de retraite complémentaire
active dans l’entre-deux-guerres. Les dossiers individuels qu’il contient
permettent de reconstituer les carrières de 631 femmes, presque
toutes ouvrières, appartenant à trois classes d’âges
(nées soit dans la décennie 1882-91, soit en 1901 soit en
1911). Les archives de plusieurs entreprises parisiennes (Panhard &
Levassor, Thomson-Houston et Thibaud-Gibbs) sont aussi utilisées,
quoique moins systématiquement. La présentation de ces sources
et de la problématique font l’objet de l’introduction.
Le chapitre 1 examine un premier facteur de segmentation: la
profession. Il montre qu’une grande proportion des ouvrières passent
l’essentiel de leur vie active dans ce statut, et que le passage d’emploi
non qualifié à qualifié est difficile, de même
que l’établissement réussi dans l’artisanat ou la boutique.
Les femmes sont largement cantonnées dans les activités non
qualifiées, en particulier au sein des secteurs dans lesquels n’existe
pour elles aucune filière de formation professionnelle. Si la mobilité
professionnelle est rare et fragile, elle tend cependant à augmenter
et ses filières sont les mêmes que celles des hommes, ce qui
infirme la thèse d’une réunion de toutes les femmes sur le
segment infériorisé du marché du travail.
Le chapitre 2 examine le degré d’organisation des branches
comme deuxième facteur de segmentation. Il montre la coexistence
pour les ouvrières de trois types de marché. Sur le marché
intersectoriel, les travailleuses sont très mobiles entre emplois
et entre branches et elles sont cantonnées dans les tâches
les plus modestes. On est dans ce que la théorie de la segmentation
désigne comme le marché secondaire, mais celui-ci ne regroupe
qu’une petite partie des ouvrières. Il voisine avec des marchés
sectoriels qui, eux, captent durablement leur main-d’oeuvre en organisant
une reconnaissance par l’ensemble d’un secteur des compétences acquises
dans chaque entreprise: la mobilité imposée par les chocs
conjoncturels ne contredit pas ici une stabilité globale voire une
progression de la situation des ouvrières. Enfin, les marchés
internes aux entreprises sont rares, et généralement limités
à une partie de leurs salariées, souvent la plus qualifiée;
nombre d’entreprises leur attachent cependant de l’importance, pour des
raisons techniques, économiques ou idéologiques.
Le chapitre 3 étudie les territoires du marché
du travail. Il montre que les travailleuses du marché intersectoriel
demeurent le plus souvent dans le cadre d’un marché local du travail
et qu’il en est de même fréquemment pour celles des marchés
sectoriels grâce à la concentration géographiques des
entreprises de la même branche. Ces marchés locaux s’étendent
le long des voies de communication (même si la coupure Paris/banlieue
reste forte), de sorte que s’accentue la séparation entre le domicile
du travail. Enfin, la main d’oeuvre qualifiée hésite de moins
en moins à se déplacer sur une aire plus vaste pour faire
valoir ses compétences.
La deuxième partie sur l’analyse conjoncturelle comprend
deux importants chapitres sur les deux décennies 1920 et 1930 encadrés
par trois plus brefs consacrés aux guerres mondiales et à
l’après-guerre.
Le chapitre 4 montre que si la première guerre mondiale a accéléré
la mobilité professionnelle en direction des usines de guerre, elle
n’a pas élargi l’aire géographique des mobilités et
a vu une stabilisation dans l’emploi comme dans le métier. Cette
stabilisation, en dépit de conditions de travail nouvelles et difficiles,
s’explique par la qualification et les salaires élevés offerts
par les usines de guerre, et parfois par l’effet stabilisateur des surintendantes
d’usines qui apparaissent alors.
Les années 1920 (chapitre 5) sont un âge d’or pour
les ouvrières, à la fois dans leurs métiers traditionnels
et dans les industries nouvelles où leur place reste plus importante
qu’avant-guerre (quoique toujours séparée de celle des hommes):
sous la pression de salariées très mobiles, hausse des salaires,
avantages sociaux, développement des filières de formation,
institutionnalisation de la négociation contractuelle varient selon
les secteurs mais sont toujours présents.
Le chapitre 6 montre que les femmes ne sont pas davantage victimes
de la crise des années 1930 que les hommes, que ce soit en matière
de chômage ou de salaires. Seule les fortes différences de
féminisation entre des secteurs touchés inégalement
par la crise et pratiquant des politiques d’emploi variées conduisent
à des destins apparemment différents pour hommes et femmes.
De même, si les femmes les plus jeunes et les plus âgées
sont fréquemment licenciées, c’est au bénéfice
de la classe d’âge intermédiaire plus efficace et expérimentée,
dont la stabilité professionnelle et les salaires réels augmentent.
La force des marchés intrasectoriels empêche une mobilité
compensatrice des secteurs les plus touchés vers ceux épargnés
par la crise.
Le chapitre 7 montre que la seconde guerre mondiale, si elle
provoque durablement un chômage féminin massif, ne voit ni
le succès de l’idéologie de la femme au foyer ni la redistribution
sectorielle au sein de l’industrie qui avait eu lieu après 1914.
En revanche, une partie des femmes ouvrières quittent alors sans
retour l’industrie pour les services.
Cette partie chronologique se conclut avec un chapitre 8 consacré
aux destins professionnels d’après-guerre. Il montre que les générations
nées en 1901 et 1911 participent inégalement au mouvement
de restructuration industrielle et de tertiarisation de cette période:
si la mobilité directe entre industries reste rare, celle vers le
tertiaire est importante (surtout pour la génération de 1911)
et permet plus souvent d’accéder à la stabilité d’emploi,
mais rarement à la promotion sociale. Elle contribue à l’effritement
du groupe ouvrier déjà noté pour les périodes
précédentes.
La troisième partie examine les facteurs personnels qui
influent sur la carrière des ouvrières: origine sociale et
géographique, cycle de vie et perception du travail. Le chapitre
9 montre que leur origine (parisienne ou provinciale, rurale ou urbaine,
à quoi s’ajoute la profession des parents et l’accès à
la formation scolaire ou professionnelle, ces différents facteurs
n’étant pas indépendants) contribue de manière importante
et durable à l’avenir des ouvrières sur le marché
du travail. Ainsi, les parisiennes d’origine bénéficient
de leur connaissance d’un terrain qui facilite aussi l’accès à
la formation: elles occupent le haut de la hiérarchie des métiers
ouvriers, et parviennent plus souvent à accéder aux emplois
de bureau, tandis que les provinciales, surtout d’origine rurale, initialement
plus mobiles (mais vers le « bas » des emplois de service),
deviennent progressivement le groupe le plus stable (mais toujours marginalisé)
du milieu ouvrier.
Le chapitre 10 montre que les cycles de vie des ouvrières
étudiées ne présentent pas ou à peine la forme
bi-modale souvent observée: non que les ouvrières n’interrompent
pas plus ou moins longtemps leur activité pour élever leurs
enfants (avec souvent des effets négatifs durables sur leur trajectoire
professionnelle), mais parce que leur malthusianisme (imposé par
les contraintes financières et familiales) est trop fort pour que
ce comportement apparaisse au niveau d’une classe d’âge entière,
surtout avant le développement des assurances sociales.
Enfin le chapitre 11 contredit l’image de femmes dénuées
de conscience collective, qui découle d’une conception du travail
féminin comme appoint intermittent aux finances familiales. Les
ouvrières étudiées trouvent dans un travail pourtant
dur des satisfactions affectives, une identité sociale et l’estime
de soi: que ce soit dans la production du « beau » ou dans
le rapport à la machine, le travail manuel est valorisé y
compris par rapport au travail de bureau, même si la supériorité
sociale de ce dernier est reconnue, ainsi que son confort (qui le fait
rechercher pour les fins de carrière). Avant les générations
bénéficiant de l’Etat providence et de l’ouverture vers les
bureaux, les ouvrières du début du siècle apparaissent
comme « les principales gardiennes de l’identité collective
ouvrière, fondée ici moins sur la pratique militante que
sur l’enracinement dans le travail ouvrier et dans l’univers usinier »
(p.329).
Ce bel ouvrage, où l’auteur témoigne continûment
d’une connaissance profonde, délicate et pleine de sympathie pour
ses « héroïnes » appelle quelques remarques sur
la thèse, sur la méthode et sur la forme. La thèse
de l’ouvrage, globalement forte et convainquante, veut se résumer
en une phrase tirée de sa conclusion: « le marché du
travail féminin n’est ni un marché fluide, ni un marché
précaire, ni un marché d’appoint » (p.332). Sur le
premier point (l’absence de fluidité), la lecture détaillée
de la première partie conduit pourtant à une vision plus
nuancée, qui cadre mal avec la référence affichée
à la théorie de la segmentation. En effet, l’auteur montre
finalement l’extrême souplesse du marché du travail et la
grande capacité d’adaptation dont font preuve les ouvrières
parisiennes, résultat qui satisferait paradoxalement plutôt
les économistes néoclassiques dont l’auteur se défie
pourtant explicitement. Si des groupes clairement définis (en fonction
de la qualification, du métier ou de l’espace) existent durablement,
ils se modifient à la marge sous l’effet des circonstances, et la
multiplicité des trajectoires comme l’importance de la mobilité
(souvent voulue et profitable, surtout pour les jeunes femmes) témoignent
de ce que les ouvrières ne sont pas aisément manipulées
ou enfermées dans des positions marginalisées.
Il y a là un apport fondamental du livre, qui est partiellement
masqué par le cadre théorique dans lequel il est présenté,
cadre qui nous semble surtout servir, implicitement, à justifier
l’organisation de l’ouvrage (structure, changements dans le temps, différenciation
individuelle). Les arguments en faveur d’une segmentation du marché
du travail auraient sans doute gagné à être construits
progressivement, ce qui aurait permis de délimiter de façon
pertinente le champ de validité de l’approche néoclassique
du marché du travail, plutôt que de la rejeter trop rapidement
comme si ses modèles se prétendaient descriptifs et niaient
l’existence de motivations non salariales ou de stabilités locales
(cf. par exemple les remarques p. 51, 69, 181).
L’imprécision de la présentation de l’échantillon
de l’IRNIS fragilise aussi les conclusions présentées, principalement
dans la première partie (la troisième, qui s’appuie également
surtout sur l’échantillon IRNIS, est plus prudente vis-à-vis
des biais susceptibles d’être introduits par l’échantillon).
En effet, sans doute du fait du raccourcissement imposé par la publication,
la méthode utilisée pour construire l’échantillon
reste imprécise (même dans l’annexe). Les procédures
ou les réseaux de « recrutement » de ses allocataires
par l’IRNIS, tous susceptibles d’affecter la représentativité
de cet échantillon, ne sont pas décrits ni discutés.
Plus largement, alors que l’IRNIS ne semble pas avoir été
réservé aux femmes, on est étonné de voir l’auteur
étudier le marché du travail féminin, souvent explicitement
par rapport au marché masculin, sans tenter une comparaison directe
entre les comportements de populations des deux sexes pour lesquels on
pourrait disposer d’information homogènes (la même remarque
peut d’ailleurs être faite pour les données d’entreprises).
Enfin, on regrette qu’un échantillon aussi riche (de même
que ceux des entreprises étudiées) n’ait pas conduit l’auteur
à entreprendre des analyses multivariées, qui auraient mieux
permis de prendre en compte les interactions entre les différentes
variables étudiées et de mesurer leurs importances relatives.
L’auteur conclut à juste titre que son travail «
a confirmé la pertinence et la valeur heuristique du concept de
génération en histoire » (p. 331). En même temps,
la deuxième partie du livre examine le fonctionnement du marché
du travail au cours de plusieurs périodes successives et propose
des généralisations à l’échelle de l’ensemble
de l’économie (parfois audacieuses, comme lorsqu’elle suggère,
p. 168, que l’accélération de la mobilité à
la fin des années 1920 a pu contribuer à la dépression
en bloquant les gains de productivité). Une tension est inévitable
entre l’objectif de suivi de générations et celui de périodes
historiques: le petit nombre des générations étudiées
(essentiellement des femmes nées en 1901 et 1911) fragilise certaines
généralisations sur le marché du travail d’une période
donnée, dans la mesure où seule une partie des classes d’âge
présentes sont observées. L’auteur, sensible à cette
difficulté, la compense par l’usage de sources complémentaires
pour l’entre-deux-guerres. Mais la période 1945-1975, qui voit l’achèvement
de la vie active de sa population, est traitée plus sommairement.
Enfin, quelques défauts formels diminuent la lisibilité
de certains passages et mériteraient d’être corrigés
lors d’une réédition: les légendes des tableaux et
graphiques sont souvent trop brèves; certains termes gagneraient
à être définis plus précisément ou plus
tôt (ainsi des séquences d’emploi ou des taux de mobilité
au chapitre 1, des zones géographiques au chapitre 3); certaines
cartes sont peu lisibles; et on souhaiterait que les renvois à des
graphiques situés longtemps auparavant soient assortis du numéro
de page. Enfin, une lecture attentive repère quelques répétitions
dans les démonstrations ou dans les exemples individuels utilisés.
Ces remarques ne sauraient enlever à cet ouvrage ni une
problématique originale, ni une remarquable documentation, ni la
force de sa thèse. Mieux, les difficultés et les ambiguïtés
de sa réalisation font de la lecture de cet ouvrage un exercice
stimulant et enrichissant, qui devrait encourager les recherches sur un
champ dont l’auteur nous convainc de l’intérêt intrinsèque,
de la richesse documentaire et des enjeux historiographiques.
Pierre-Cyrille Hautcoeur