Catherine Omnès, Ouvrières parisiennes. Marché du travail et trajectoires professionnelles au 20e siècle, éditions de l’EHESS, 1997, 374 pages, bibliographie, pas d’index.
 

Compte rendu par Pierre-Cyrille Hautcoeur, Université d'Orléans et DELTA, paru dans Annales, histoire, sciences sociales, 1998 n°3.
 

 Ce ouvrage constitue la version abrégée d’une thèse d’Etat soutenue en 1993 à l’Université de Paris X Nanterre. Il examine la place des femmes sur le marché du travail parisien autour de trois questions qui correspondent aux trois parties du livre: la segmentation du marché du travail conduit-elle à reléguer les femmes dans un « marché secondaire » dominé (chapitres 1-3) ? Quel est l’impact des transformations structurelles et conjoncturelles de l’économie sur le fonctionnement du marché du travail (chapitre 4-8) ? Les femmes y sont elles victimes d’une domination spécifique liée à leur rôle social et familial (chapitres 9-11)  ?
 L’analyse s’appuie principalement sur un fonds documentaire nouveau constitué par les archives de l’institution de retraite nationale interprofessionnelle de salariés (IRNIS), caisse de retraite complémentaire active dans l’entre-deux-guerres. Les dossiers individuels qu’il contient permettent de reconstituer les carrières de 631 femmes, presque toutes ouvrières, appartenant à trois classes d’âges (nées soit dans la décennie 1882-91, soit en 1901 soit en 1911). Les archives de plusieurs entreprises parisiennes (Panhard & Levassor, Thomson-Houston et Thibaud-Gibbs) sont aussi utilisées, quoique moins systématiquement. La présentation de ces sources et de la problématique font l’objet de l’introduction.
 Le chapitre 1 examine un premier facteur de segmentation: la profession. Il montre qu’une grande proportion des ouvrières passent l’essentiel de leur vie active dans ce statut, et que le passage d’emploi non qualifié à qualifié est difficile, de même que l’établissement réussi dans l’artisanat ou la boutique. Les femmes sont largement cantonnées dans les activités non qualifiées, en particulier au sein des secteurs dans lesquels n’existe pour elles aucune filière de formation professionnelle. Si la mobilité professionnelle est rare et fragile, elle tend cependant à augmenter et ses filières sont les mêmes que celles des hommes, ce qui infirme la thèse d’une réunion de toutes les femmes sur le segment infériorisé du marché du travail.
 Le chapitre 2 examine le degré d’organisation des branches comme deuxième facteur de segmentation. Il montre la coexistence pour les ouvrières de trois types de marché. Sur le marché intersectoriel, les travailleuses sont très mobiles entre emplois et entre branches et elles sont cantonnées dans les tâches les plus modestes. On est dans ce que la théorie de la segmentation désigne comme le marché secondaire, mais celui-ci ne regroupe qu’une petite partie des ouvrières. Il voisine avec des marchés sectoriels qui, eux, captent durablement leur main-d’oeuvre en organisant une reconnaissance par l’ensemble d’un secteur des compétences acquises dans chaque entreprise: la mobilité imposée par les chocs conjoncturels ne contredit pas ici une stabilité globale voire une progression de la situation des ouvrières. Enfin, les marchés internes aux entreprises sont rares, et généralement limités à une partie de leurs salariées, souvent la plus qualifiée; nombre d’entreprises leur attachent cependant de l’importance, pour des raisons techniques, économiques ou idéologiques.
 Le chapitre 3 étudie les territoires du marché du travail. Il montre que les travailleuses du marché intersectoriel demeurent le plus souvent dans le cadre d’un marché local du travail et qu’il en est de même fréquemment pour celles des marchés sectoriels grâce à la concentration géographiques des entreprises de la même branche. Ces marchés locaux s’étendent le long des voies de communication (même si la coupure Paris/banlieue reste forte), de sorte que s’accentue la séparation entre le domicile du travail. Enfin, la main d’oeuvre qualifiée hésite de moins en moins à se déplacer sur une aire plus vaste pour faire valoir ses compétences.
 La deuxième partie sur l’analyse conjoncturelle comprend deux importants chapitres sur les deux décennies 1920 et 1930 encadrés par trois plus brefs consacrés aux guerres mondiales et à l’après-guerre.
Le chapitre 4 montre que si la première guerre mondiale a accéléré la mobilité professionnelle en direction des usines de guerre, elle n’a pas élargi l’aire géographique des mobilités et a vu une stabilisation dans l’emploi comme dans le métier. Cette stabilisation, en dépit de conditions de travail nouvelles et difficiles, s’explique par la qualification et les salaires élevés offerts par les usines de guerre, et parfois par l’effet stabilisateur des surintendantes d’usines qui apparaissent alors.
 Les années 1920 (chapitre 5) sont un âge d’or pour les ouvrières, à la fois dans leurs métiers traditionnels et dans les industries nouvelles où leur place reste plus importante qu’avant-guerre (quoique toujours séparée de celle des hommes): sous la pression de salariées très mobiles, hausse des salaires, avantages sociaux, développement des filières de formation, institutionnalisation de la négociation contractuelle varient selon les secteurs mais sont toujours présents.
 Le chapitre 6 montre que les femmes ne sont pas davantage victimes de la crise des années 1930 que les hommes, que ce soit en matière de chômage ou de salaires. Seule les fortes différences de féminisation entre des secteurs touchés inégalement par la crise et pratiquant des politiques d’emploi variées conduisent à des destins apparemment différents pour hommes et femmes. De même, si les femmes les plus jeunes et les plus âgées sont fréquemment licenciées, c’est au bénéfice de la classe d’âge intermédiaire plus efficace et expérimentée, dont la stabilité professionnelle et les salaires réels augmentent. La force des marchés intrasectoriels empêche une mobilité compensatrice des secteurs les plus touchés vers ceux épargnés par la crise.
 Le chapitre 7 montre que la seconde guerre mondiale, si elle provoque durablement un chômage féminin massif, ne voit ni le succès de l’idéologie de la femme au foyer ni la redistribution sectorielle au sein de l’industrie qui avait eu lieu après 1914. En revanche, une partie des femmes ouvrières quittent alors sans retour l’industrie pour les services.
 Cette partie chronologique se conclut avec un chapitre 8 consacré aux destins professionnels d’après-guerre. Il montre que les générations nées en 1901 et 1911 participent inégalement au mouvement de restructuration industrielle et de tertiarisation  de cette période: si la mobilité directe entre industries reste rare, celle vers le tertiaire est importante (surtout pour la génération de 1911) et permet plus souvent d’accéder à la stabilité d’emploi, mais rarement à la promotion sociale. Elle contribue à l’effritement du groupe ouvrier déjà noté pour les périodes précédentes.
 La troisième partie examine les facteurs personnels qui influent sur la carrière des ouvrières: origine sociale et géographique, cycle de vie et perception du travail. Le chapitre 9 montre que leur origine (parisienne ou provinciale, rurale ou urbaine, à quoi s’ajoute la profession des parents et l’accès à la formation scolaire ou professionnelle, ces différents facteurs n’étant pas indépendants) contribue de manière importante et durable à l’avenir des ouvrières sur le marché du travail. Ainsi, les parisiennes d’origine bénéficient de leur connaissance d’un terrain qui facilite aussi l’accès à la formation: elles occupent le haut de la hiérarchie des métiers ouvriers, et parviennent plus souvent à accéder aux emplois de bureau, tandis que les provinciales, surtout d’origine rurale, initialement plus mobiles (mais vers le « bas » des emplois de service), deviennent progressivement le groupe le plus stable (mais toujours marginalisé) du milieu ouvrier.
 Le chapitre 10 montre que les cycles de vie des ouvrières étudiées ne présentent pas ou à peine la forme bi-modale souvent observée: non que les ouvrières n’interrompent pas plus ou moins longtemps leur activité pour élever leurs enfants (avec souvent des effets négatifs durables sur leur trajectoire professionnelle), mais parce que leur malthusianisme (imposé par les contraintes financières et familiales) est trop fort pour que ce comportement apparaisse au niveau d’une classe d’âge entière, surtout avant le développement des assurances sociales.
 Enfin le chapitre 11 contredit l’image de femmes dénuées de conscience collective, qui découle d’une conception du travail féminin comme appoint intermittent aux finances familiales. Les ouvrières étudiées trouvent dans un travail pourtant dur des satisfactions affectives, une identité sociale et l’estime de soi: que ce soit dans la production du « beau » ou dans le rapport à la machine, le travail manuel est valorisé y compris par rapport au travail de bureau, même si la supériorité sociale de ce dernier est reconnue, ainsi que son confort (qui le fait rechercher pour les fins de carrière). Avant les générations bénéficiant de l’Etat providence et de l’ouverture vers les bureaux, les ouvrières du début du siècle apparaissent comme « les  principales gardiennes de l’identité collective ouvrière, fondée ici moins sur la pratique militante que sur l’enracinement dans le travail ouvrier et dans l’univers usinier » (p.329).
 Ce bel ouvrage, où l’auteur témoigne continûment d’une connaissance profonde, délicate et pleine de sympathie pour ses « héroïnes » appelle quelques remarques sur la thèse, sur la méthode et sur la forme. La thèse de l’ouvrage, globalement forte et convainquante, veut se résumer en une phrase tirée de sa conclusion: « le marché du travail féminin n’est ni un marché fluide, ni un marché précaire, ni un marché d’appoint » (p.332). Sur le premier point (l’absence de fluidité), la lecture détaillée de la première partie conduit pourtant à une vision plus nuancée, qui cadre mal avec la référence affichée à la théorie de la segmentation. En effet, l’auteur montre finalement l’extrême souplesse du marché du travail et la grande capacité d’adaptation dont font preuve les ouvrières parisiennes,  résultat qui satisferait paradoxalement plutôt les économistes néoclassiques dont l’auteur se défie pourtant explicitement. Si des groupes clairement définis (en fonction de la qualification, du métier ou de l’espace) existent durablement, ils se modifient à la marge sous l’effet des circonstances, et la multiplicité des trajectoires comme l’importance de la mobilité (souvent voulue et profitable, surtout pour les jeunes femmes) témoignent de ce que les ouvrières ne sont pas aisément manipulées ou enfermées dans des positions marginalisées.
 Il y a là un apport fondamental du livre, qui est partiellement masqué par le cadre théorique dans lequel il est présenté, cadre qui nous semble surtout servir, implicitement, à justifier l’organisation de l’ouvrage (structure, changements dans le temps, différenciation individuelle). Les arguments en faveur d’une segmentation du marché du travail auraient sans doute gagné à être construits progressivement, ce qui aurait permis de délimiter de façon pertinente le champ de validité de l’approche néoclassique du marché du travail, plutôt que de la rejeter trop rapidement comme si ses modèles se prétendaient descriptifs et niaient l’existence de motivations non salariales ou de stabilités locales (cf. par exemple les remarques p. 51, 69, 181).
 L’imprécision de la présentation de l’échantillon de l’IRNIS fragilise aussi les conclusions présentées, principalement dans la première partie (la troisième, qui s’appuie également surtout sur l’échantillon IRNIS, est plus prudente vis-à-vis des biais susceptibles d’être introduits par l’échantillon). En effet, sans doute du fait du raccourcissement imposé par la publication, la méthode utilisée pour construire l’échantillon reste imprécise (même dans l’annexe). Les procédures ou les réseaux de « recrutement » de ses allocataires par l’IRNIS, tous susceptibles d’affecter la représentativité de cet échantillon, ne sont pas décrits ni discutés. Plus largement, alors que l’IRNIS ne semble pas avoir été réservé aux femmes, on est étonné de voir l’auteur étudier le marché du travail féminin, souvent explicitement par rapport au marché masculin, sans tenter une comparaison directe entre les comportements de populations des deux sexes pour lesquels on pourrait disposer d’information homogènes (la même remarque peut d’ailleurs être faite pour les données d’entreprises). Enfin, on regrette qu’un échantillon aussi riche (de même que ceux des entreprises étudiées) n’ait pas conduit l’auteur à entreprendre des analyses multivariées, qui auraient mieux permis de prendre en compte les interactions entre les différentes variables étudiées et de mesurer leurs importances relatives.
 L’auteur conclut à juste titre que son travail « a confirmé la pertinence et la valeur heuristique du concept de génération en histoire » (p. 331). En même temps, la deuxième partie du livre examine le fonctionnement du marché du travail au cours de plusieurs périodes successives et propose des généralisations à l’échelle de l’ensemble de l’économie (parfois audacieuses, comme lorsqu’elle suggère, p. 168, que l’accélération de la mobilité à la fin des années 1920 a pu contribuer à la dépression en bloquant les gains de productivité). Une tension est inévitable entre l’objectif de suivi de générations et celui de périodes historiques: le petit nombre des générations étudiées (essentiellement des femmes nées en 1901 et 1911) fragilise certaines généralisations sur le marché du travail d’une période donnée, dans la mesure où seule une partie des classes d’âge présentes sont observées. L’auteur, sensible à cette difficulté, la compense par l’usage de sources complémentaires pour l’entre-deux-guerres. Mais la période 1945-1975, qui voit l’achèvement de la vie active de sa population, est traitée plus sommairement.
 Enfin, quelques défauts formels diminuent la lisibilité de certains passages et mériteraient d’être corrigés lors d’une réédition: les légendes des tableaux et graphiques sont souvent trop brèves; certains termes gagneraient à être définis plus précisément ou plus tôt (ainsi des séquences d’emploi ou des taux de mobilité au chapitre 1, des zones géographiques au chapitre 3); certaines cartes sont peu lisibles; et on souhaiterait que les renvois à des graphiques situés longtemps auparavant soient assortis du numéro de page. Enfin, une lecture attentive repère quelques répétitions dans les démonstrations ou dans les exemples individuels utilisés.
 Ces remarques ne sauraient enlever à cet ouvrage ni une problématique originale, ni une remarquable documentation, ni la force de sa thèse. Mieux, les difficultés et les ambiguïtés de sa réalisation font de la lecture de cet ouvrage un exercice stimulant et enrichissant, qui devrait encourager les recherches sur un champ dont l’auteur nous convainc de l’intérêt intrinsèque, de la richesse documentaire et des enjeux historiographiques.

Pierre-Cyrille Hautcoeur