Compte-rendu pour la Revue d'histoire moderne et contemporaine,
par Pierre-Cyrille Hautcoeur
Thomas Piketty, jeune directeur d’études à l’EHESS, réalise dans cet ouvrage un tour de force: renouveller à partir d’une approche économique simple et rigoureuse les données d’un débat majeur mais jamais bien fondé empiriquement jusqu’à présent : celui de l’évolution des inégalités de revenu en France au XXe siècle et de l’impact sur celles-ci des politiques fiscales redistributives. Au terme d’un travail statistique considérable, qui synthétise l’essentiel des données administratives disponibles, il produit une somme (550 pages de texte et 220 d’annexes statistiques et méthodologiques serrées) qui fera date par la précision de la méthode, de l’analyse et de la documentation comme par la force de sa thèse. Au delà, il propose une méthode de travail interdisciplinaire pour les sciences sociales qui mérite l'attention.
La thèse de l’ouvrage tient en quelques lignes : les sources fiscales permettent mieux que toute autre de mesurer les inégalités de revenus ; elles montrent que ces inégalités connaissent en France une chute profonde entre 1914 et le milieu du siècle avant d'augmenter depuis cette date sans retrouver leur niveau initial. L'essentiel de cette évolution s'explique par la chute puis la reprise de la part des très hauts revenus. Plus précisément, alors que les inégalités salariales sont restées très stables en France à l’échelle du siècle, ce sont les variations fortes des revenus du capital qui expliquent d'abord la forte baisse de la part dans les revenus totaux des foyers les plus riches (le premier millième, voire dix-millième, de la distribution des revenus), puis leur remontée. La reprise de l’accumulation du capital depuis 1945 conduit à une nouvelle concentration des revenus, mais qui reste très en deça, spécialement du fait de la fiscalité progressive, de la situation antérieure à la première guerre mondiale. En soulignant le rôle des chocs (guerres et grande dépression) et des politiques fiscales dans cette évolution des revenus du capital, cette thèse s’oppose à l’idée d’une tendance « naturelle » à la diminution des inégalités au delà d’un certain stade de développement, thèse proposée par Simon Kuznets en 1955 et remise en cause aux Etats-Unis depuis une dizaine d’année au vu de la croissance récente des inégalités.
L’ouvrage s’organise en sept chapitres regroupés en trois parties.
La première s’appuie sur les statistiques fiscales et sur les déclarations
de salaires faites par les employeurs pour mesurer l’évolution des
inégalités de revenus et de salaires en France au XXe siècle.
Elle s’ouvre par un utile chapitre présentant les ordres de grandeur
des transformations des grandes catégories de revenus (du travail,
mixtes et du capital) et de bénéficiaires (en termes statistiques
: actif, habitant, foyer fiscal ou ménage). L’auteur y fait preuve
d’un talent pédagogique certain, et son exposé est un véritable
modèle méthodologique qui pourra servir d’introduction à
la comptabilité nationale comme à la théorie des revenus
pour tous ceux qui n’auraient que des connaissances approximatives sur
le sujet.
Le chapitre 2 étudie l’évolution et la composition
des hauts revenus. L’auteur y met en évidence un certain nombre
de régularités en matière de composition du revenu
: le revenu du travail domine le revenu jusqu’aux « classes moyennes
» et « moyennes supérieures » (qui dans la terminologie
adoptée par l’auteur, et sur laquelle nous reviendrons, représentent
respectivement les foyers compris entre les seuils des 90 et des 95% et
entre les seuils des 95 et 99% de revenus les plus élevés,
c'est-à-dire la première moitié et les quatre
cinquièmes de la deuxième moitié du décile
supérieur), tandis que les revenus mixtes dominent le centile supérieur,
cédant néanmoins la place aux revenus du capital pour le
millime supérieur (les 0,1% les plus riches) et surtout pour les
revenus des « 200 familles » (terme utilisé pour désigner
les 0,01% les plus riches, soit entre 1500 et 3200 foyers fiscaux au cours
du siècle). Une transformation majeure est ensuite fortement soulignée
par l’auteur : la part des revenus du capital dans les revenus des plus
riches (le centile supérieur) suit une courbe en U, baissant de
45% environ au début du siècle à un minimum de 10%
au lendemain de la seconde guerre mondiale pour remonter partiellement
à 20% à la fin du siècle. Cette évolution est
selon l’auteur la source principale de l’égalisation des revenus
qui fait passer le revenu du décile supérieur de 45% à
32% au cours du siècle. En effet, alors que les classes «
moyennes et supérieures » connaissent une augmentation de
revenu similaire à la moyenne nationale, les très riches
connaissent une paupérisation relative (voire absolue pour les 200
familles dont le revenu moyen en francs 1998 passerait de 8,7 millions
à 7,1 au cours du siècle après avoir connu un minimum
à 1,5 million en 1945).
Le troisième chapitre confirme l’importance de l’évolution
des revenus du capital en examinant les inégalités de salaires.
Il démontre un fait majeur de l’histoire des inégalités,
la constance des inégalités de salaires au cours du siècle,
constance masquée jusqu'à présent par les très
fortes transformations de la structure des emplois.
La deuxième partie étudie le rôle de la fiscalité
dans la redistribution des revenus. Elle s’ouvre (chapitre 4) sur une analyse
détaillée de la législation de l’impôt sur le
revenu, et tient compte des débats nombreux qui ont porté
aussi bien sur les barêmes de l’impôt que sur les différentes
mesures en faveur des familles ou des salariés sans que la structure
de l’impôt soit substantiellement modifiée depuis son origine.
Elle fournit les bases de la mesure de l'impact de l'impôt, mais
aussi d'une analyse des représentations des revenus légitimes.
Ainsi, l'histoire de la fiscalité suggère que les inégalités
de salaires sont mieux acceptées que celles opposant revenus du
capital et revenu du travail.
Le chapitre 5 estime l’impact effectif de la fiscalité sur la
distribution des revenus. Il montre que par delà les variations
du nombre de foyers imposables comme des taux marginaux ou des taux moyens
d’imposition, l’impôt sur le revenu a toujours cherché à
frapper principalement les revenus du capital (par opposition à
ceux du travail), les foyers du centile supérieur de la distribution
étant les seuls à verser constamment plus de 15% de leur
revenu au fisc. L’impôt sur le revenu a de ce fait un impact sur
les inégalités, mais fortement concentré (à
la fin du siècle, il réduit seulement de 32 à 30%
la part du décile supérieur dans le revenu, mais de 8 à
6%, soit d’un quart, celle du centile supérieur). Si cet impact
semble faible par rapport à l’évolution des inégalités
due aux grands chocs de la première moitié du siècle,
l’auteur tente de montrer que son rôle dynamique est essentiel :
par deux simulations simples, il suggère qu’en l’absence des taux
d’imposition élevés qui ont frappé les très
hauts revenus, la capacité d'épargne des revenus très
élevé aurait été fortement accrue, de sorte
que les patrimoines les plus élevés se seraient reconstitués
et la concentration des revenus du capital aurait recréé
les inégalités du début du siècle.
La troisième partie comporte deux chapitres nettement distincts:
le premier cherche à évaluer les limites des analyses précédentes
en estimant l’importance des revenus échappant, légalement
ou non, à l’impôt. Il montre que les exonérations légales
d’impôts, spécialement en faveur d’une épargne longtemps
à reconstruire, se sont multipliées depuis 1945 (livrets
divers, assurance vie), mais que les bénéficiaires en sont
principalement les classes moyennes. Surtout, il montre que même
lorsque les « capitalistes » en bénéficient (comme
dans le cas de l’avoir fiscal et de la taxation forfaitaire des plus-values),
l’importance de ces avantages comme celle de la fraude fiscale sont d’un
ordre de grandeur beaucoup plus faible que ce qui serait nécessaire
pour que les grandes caractéristiques des inégalités
mises en évidence dans les chapitres précédents soient
mises en doute.
Enfin, un dernier chapitre tente une synthèse des données
disponibles sur l’évolution des inégalités en France
au XIXe siècle et propose une comparaison entre la France et les
expériences étrangères. L’auteur montre que l’évolution
suivie en France ne diffère sans doute guère de celles qu’ont
connues les autres pays, même si les évolutions de moyen terme
sont parfois sensiblement différentes. En particulier, le rôle
majeur dans l’évolution des inégalités d'une
part des chocs subis par les revenus du capital, d'autre part de la redistribution
fiscale, semble un phénomène général. En outre,
une relecture des travaux existants et une étude rapide des statistiques
de la personnelle mobilière et de la contribution foncière
l’amènent à suggérer que les inégalités
n’avaient d’ailleurs pas commencé à diminuer au XIXe siècle.
Ceci conduit l’auteur à remettre en cause la « courbe
de Kuznets » et l’affirmation selon laquelle une tendance "naturelle"
conduirait à la baisse des inégalités dans les économies
développées, au profit d'une vision plus politique dans laquelle
ce sont les choix faits pour financer guerres et reconstructions, et plus
encore les choix fiscaux volontairement redistributifs qui déterminent
l’évolution des inégalités. L’auteur conclut avec
Keynes sur l’utilité d’une redistribution des patrimoines qui éviterait
au capitalisme de se figer dans un fonctionnement de type rentier.
Enfin, l’ouvrage est complété par des annexes extrêmement riches (dont on remercie l’éditeur comme l’auteur) qui contiennent en principe toutes les informations et tous les calculs intermédiaires nécessaires pour obtenir les estimations finales de la distribution des revenus (la méthode permettant de passer des classes de revenus des statistiques publiées aux quantiles de la distribution via l’utilisation de la loi de Pareto est ainsi exposée très clairement dans l’annexe B). Ce choix de présentation allège le texte et facilite la lecture : les tableaux sont largement reportés en annexes, tandis que le texte comporte un très grand nombre de graphiques (49 dans le texte, contre 8 tableaux, mais 115 tableaux en annexes). Les annexes contiennent également une discussion précise des sources, et des comparaisons avec les travaux antérieurs.
L’ensemble de l’ouvrage appelle quelques remarques d’ordre général.
En premier lieu cette étude plaide vigoureusement et efficacement
pour un usage plus systématique des statistiques administratives
et des sources imprimées par les historiens. L’auteur montre que
ses sources principales (les publications des déclarations de revenus,
des déclarations de salaires, et accessoirement des déclarations
de successions, mais aussi les codes fiscaux) présentent des avantages
d’exhaustivité et de continuité qui les rendent irremplaçables,
et s’étonne qu’elles n’aient jamais fait l’objet d’une utilisation
sérieuse. On notera d’ailleurs que les statistiques anciennes sont
souvent meilleures et plus disponibles que les plus récentes. Les
statistiques administratives permettent par exemple par leur exhaustivité
d’éviter des erreurs majeures auxquelles sont fréquemment
ceux qui étudient les inégalités, en particulier les
transformations structurelles des catégories étudiées.
Comme l’auteur le souligne dans son chapitre sur les salaires, comparer
(comme le firent J. Fourastié et bien d’autres) l’évolution
des salaires de catégories données ne donne qu’une vue biaisée
des inégalités : des catégories entières ont
disparu ou sont apparues, ce qui rend une étude basée sur
des catégories sociales difficile.
Si l’on doit suivre ainsi l’auteur dans son souci de donner une base
objective (la répartition par quantiles fixes des revenus) à
son étude, on pourrait lui objecter le rôle important des
catégories sociales dans les représentations concrètes
des inégalités. On sait en effet par exemple que si la multiplication
des cadres fait que les inégalités augmentent en leur sein
à mesure qu’elles diminuent avec les catégories voisines,
il n’en reste pas moins que l’accès à une telle catégorie
est souvent vécue comme valorisante indépendamment du revenu
qu’il confère. On se gardera toutefois d'attribuer trop vite une
approche rigide et naïve à l'auteur. Celui-ci fait en effet
un effort permanent pour donner un véritable ancrage social et historique
à son étude. En premier lieu, il montre que les catégories
statistiques qu'il distingue ne se différencient pas seulement par
le montant mais bien par le type de revenu (salarial, mixte ou capitaliste)
qu'elles perçoivent. Il montre ensuite que ces catégories
peuvent se rattacher à des représentations sociales classiques,
présentes dans le discours politique tout au long de la période
(celles de classes moyennes, de classes supérieures, voire les 200
familles), non seulement il écarte l’accusation d’abstraction par
rapport à la société concrète, mais il déplace
le fondement des inégalités depuis les oppositions qui dominaient
l’historiographie (entre indépendants et salariés ou entre
ruraux et urbains) vers une réhabilitation de l’opposition entre
capitalistes et travailleurs.
Enfin, son analyse de la législation fiscale et de l'impact
de la fiscalité confirme l'ancrage social et politique de cette
analyse en soulignant le caractère essentiel des représentations
des inégalités légitimes et illégitimes à
la fois dans l’observation statistique de l’inégalité et
dans les choix de politique fiscale. Ainsi, une dimension importante de
sa thèse est la domination depuis 1945 d’une représentation
de la société comme fondamentalement égalitaire (par
exemple à travers les nomenclatures socio-professionnelles), qui
conduit à masquer dans les statistiques publiées l’existence
des très hauts revenus (salariaux comme financiers) même si
la fiscalité tente encore de frapper les hauts revenus du capital.
C'est donc bien une proposition originale de caractère méthodologique
qui émerge de cet ouvrage, proposition à double tranchant
: si la compréhension du social est fortement enrichie par la recherche
de l'exhaustivité et de la rigueur statistique qui constituent les
avantages comparatifs des économistes, ces outils ne peuvent suffire
à garantir l'ancrage de cette compréhension dans la réalité
sociale, mais doivent bien être reconstruits à chaque usage
spécifique dans un dialogue avec les autres disciplines des sciences
sociales.
Malgré ses grandes qualités et la force de ces différentes
propositions, cet ouvrage suscite quelques réserves. En premier
lieu, il repose sur une conception qui reste largement unidimensionnelle
des inégalités : le revenu (ou le patrimoine) en est la seule
dimension étudiée, alors qu'on sait le rôle d'autres
dimensions dans la construction des inégalités sociales.
Certes, le revenu est une dimension importante, et on a vu comment l'auteur
se souciait de relier revenu et catégorie sociale. On aurait néanmoins
aimé que soient au moins envisagées plusieurs questions qui
pourraient conduire à une vision différente des inégalités
de revenu : ainsi, si l’auteur précise que les différences
entre le foyer fiscal et le ménage ou l’individu ont évolué
de manière similaire dans les différentes tranches de revenu,
il n'étudie pas les inégalités entre foyers de structures
familiales données. D'autres questions restent en suspens : comment
considérer l’impact du vieillissement de la population ou de l’allongement
des études sur les inégalités et sur leur perception
? Les phénomènes de cycle de vie, qui conduisent parfois
un individu à passer par plusieurs positions dans la distribution
des revenus, ne sont pas envisagés (peut-être du fait de leur
caractère négligeable concernant les hauts revenus, mais
encore faudrait-il étudier les mouvements au sein du dernier décile).
De même, la dimension spatiale des inégalités est totalement
négligée alors qu’on sait quelle importance elle peut avoir
dans la perception réelle de l’inégalité mais aussi
dans la détermination de la politique fiscale. Dans une moindre
mesure, puisque l’auteur le mentionne pp.86-7 et p. 130, le lien entre
revenu et pouvoir d’achat est peu appréhendé dans son impact
sur les inégalités : sait-on dans quelle mesure la surconsommation
de services par les hauts revenus réduit les inégalités
au cours du siècle à mesure de la hausse du prix relatif
des services ?
Plus profondément peut-être, on peut regretter deux lacunes
qui peuvent affecter la représentation globale des inégalités.
En premier lieu, aucune véritable explication n'est proposée
de la stabilité des inégalités salariales, l’un des
faits majeurs démontrés dans cet ouvrage, alors que l'on
connaît le caractère radical des transformations de l’éducation
au 20e siècle et la dimension essentielle (au moins dans les représentations)
de politique distributive de l'offre d'éducation et de sa gratuité.
D'autre part, le renouvellement de la catégorie des détenteurs
du capital (et plus largement des catégories les plus riches) n'est
pas mesuré alors qu'une partie des conclusions se fonde sur l'hypothèse
qu'il est faible et qu'une caste de rentiers accapare une proportion croissante
des revenus sans jouer un rôle économique à leur mesure,
voire que leur taxation est aisée et sans conséquences économiques.
En concentrant son argumentation sur un point affirmé comme essentiel,
le rôle des revenus du capital, cet ouvrage conduit donc, et ce n'est
peut-être pas son moindre mérite, à suggérer
de remettre les inégalités à l'agenda de la recherche,
à reprendre celles des questions qu'il laisse en suspens, et à
rediscuter les points d'ombre de sa démonstration. Il propose à
cet effet une méthode dont on peut espérer qu'elle sera,
elle aussi, méditée et discutée.