Thomas Piketty, Les hauts revenus en France au XXe siècle, inégalités et redistributions 1901-1998, Grasset, 2001
 
 
 

Compte-rendu pour la Revue d'histoire moderne et contemporaine, par Pierre-Cyrille Hautcoeur
 

Thomas Piketty, jeune directeur d’études à l’EHESS, réalise dans cet ouvrage un tour de force: renouveller à partir d’une approche économique simple et rigoureuse les données d’un débat majeur mais jamais bien fondé empiriquement jusqu’à présent : celui de l’évolution des inégalités de revenu en France au XXe siècle et de l’impact sur celles-ci des politiques fiscales redistributives. Au terme d’un travail statistique considérable, qui synthétise l’essentiel des données administratives disponibles, il produit une somme (550 pages de texte et 220 d’annexes statistiques et méthodologiques serrées) qui fera date par la précision de la méthode, de l’analyse et de la documentation comme par la force de sa thèse. Au delà, il propose une méthode de travail interdisciplinaire pour les sciences sociales qui mérite l'attention.

La thèse de l’ouvrage tient en quelques lignes : les sources fiscales permettent mieux que toute autre de mesurer les inégalités de revenus ; elles montrent que ces inégalités connaissent en France une chute profonde entre 1914 et le milieu du siècle avant d'augmenter depuis cette date sans retrouver leur niveau initial. L'essentiel de cette évolution s'explique par la chute puis la reprise de la part des très hauts revenus. Plus précisément, alors que les inégalités salariales sont restées très stables en France à l’échelle du siècle, ce sont les variations fortes des revenus du capital qui expliquent d'abord la forte baisse de la part dans les revenus totaux des foyers les plus riches (le premier millième, voire dix-millième, de la distribution des revenus), puis leur remontée. La reprise de l’accumulation du capital depuis 1945 conduit à une nouvelle concentration des revenus, mais qui reste très en deça, spécialement du fait de la fiscalité progressive, de la situation antérieure à la première guerre mondiale. En soulignant le rôle des chocs (guerres et grande dépression) et des politiques fiscales dans cette évolution des revenus du capital, cette thèse s’oppose à l’idée d’une tendance « naturelle » à la diminution des inégalités au delà d’un certain stade de développement, thèse proposée par Simon Kuznets en 1955 et remise en cause aux Etats-Unis depuis une dizaine d’année au vu de la croissance récente des inégalités.

L’ouvrage s’organise en sept chapitres regroupés en trois parties. La première s’appuie sur les statistiques fiscales et sur les déclarations de salaires faites par les employeurs pour mesurer l’évolution des inégalités de revenus et de salaires en France au XXe siècle. Elle s’ouvre par un utile chapitre présentant les ordres de grandeur des transformations des grandes catégories de revenus (du travail, mixtes et du capital) et de bénéficiaires (en termes statistiques : actif, habitant, foyer fiscal ou ménage). L’auteur y fait preuve d’un talent pédagogique certain, et son exposé est un véritable modèle méthodologique qui pourra servir d’introduction à la comptabilité nationale comme à la théorie des revenus pour tous ceux qui n’auraient que des connaissances approximatives sur le sujet.
Le chapitre 2  étudie l’évolution et la composition des hauts revenus. L’auteur y met en évidence un certain nombre de régularités en matière de composition du revenu : le revenu du travail domine le revenu jusqu’aux « classes moyennes » et « moyennes supérieures » (qui dans la terminologie adoptée par l’auteur, et sur laquelle nous reviendrons, représentent respectivement les foyers compris entre les seuils des 90 et des 95% et entre les seuils des 95 et 99% de revenus les plus élevés, c'est-à-dire la première moitié et les  quatre cinquièmes de la deuxième moitié du décile supérieur), tandis que les revenus mixtes dominent le centile supérieur, cédant néanmoins la place aux revenus du capital pour le millime supérieur (les 0,1% les plus riches) et surtout pour les revenus des « 200 familles » (terme utilisé pour désigner les 0,01% les plus riches, soit entre 1500 et 3200 foyers fiscaux au cours du siècle). Une transformation majeure est ensuite fortement soulignée par l’auteur : la part des revenus du capital dans les revenus des plus riches (le centile supérieur) suit une courbe en U, baissant de 45% environ au début du siècle à un minimum de 10% au lendemain de la seconde guerre mondiale pour remonter partiellement à 20% à la fin du siècle. Cette évolution est selon l’auteur la source principale de l’égalisation des revenus qui fait passer le revenu du décile supérieur de 45% à 32% au cours du siècle. En effet, alors que les classes « moyennes et supérieures » connaissent une augmentation de revenu similaire à la moyenne nationale, les très riches connaissent une paupérisation relative (voire absolue pour les 200 familles dont le revenu moyen en francs 1998 passerait de 8,7 millions à 7,1 au cours du siècle après avoir connu un minimum à 1,5 million en 1945).
Le troisième chapitre confirme l’importance de l’évolution des revenus du capital en examinant les inégalités de salaires. Il démontre un fait majeur de l’histoire des inégalités, la constance des inégalités de salaires au cours du siècle, constance masquée jusqu'à présent par les très fortes transformations de la structure des emplois.

La deuxième partie étudie le rôle de la fiscalité dans la redistribution des revenus. Elle s’ouvre (chapitre 4) sur une analyse détaillée de la législation de l’impôt sur le revenu, et tient compte des débats nombreux qui ont porté aussi bien sur les barêmes de l’impôt que sur les différentes mesures en faveur des familles ou des salariés sans que la structure de l’impôt soit substantiellement modifiée depuis son origine. Elle fournit les bases de la mesure de l'impact de l'impôt, mais aussi d'une analyse des représentations des revenus légitimes. Ainsi, l'histoire de la fiscalité suggère que les inégalités de salaires sont mieux acceptées que celles opposant revenus du capital et revenu du travail.
Le chapitre 5 estime l’impact effectif de la fiscalité sur la distribution des revenus. Il montre que par delà les variations du nombre de foyers imposables comme des taux marginaux ou des taux moyens d’imposition, l’impôt sur le revenu a toujours cherché à frapper principalement les revenus du capital (par opposition à ceux du travail), les foyers du centile supérieur de la distribution étant les seuls à verser constamment plus de 15% de leur revenu au fisc. L’impôt sur le revenu a de ce fait un impact sur les inégalités, mais fortement concentré (à la fin du siècle, il réduit seulement de 32 à 30% la part du décile supérieur dans le revenu, mais de 8 à 6%, soit d’un quart, celle du centile supérieur). Si cet impact semble faible par rapport à l’évolution des inégalités due aux grands chocs de la première moitié du siècle, l’auteur tente de montrer que son rôle dynamique est essentiel : par deux simulations simples, il suggère qu’en l’absence des taux d’imposition élevés qui ont frappé les très hauts revenus, la capacité d'épargne des revenus très élevé aurait été fortement accrue, de sorte que les patrimoines les plus élevés se seraient reconstitués et la concentration des revenus du capital aurait recréé les inégalités du début du siècle.

La troisième partie comporte deux chapitres nettement distincts: le premier cherche à évaluer les limites des analyses précédentes en estimant l’importance des revenus échappant, légalement ou non, à l’impôt. Il montre que les exonérations légales d’impôts, spécialement en faveur d’une épargne longtemps à reconstruire, se sont multipliées depuis 1945 (livrets divers, assurance vie), mais que les bénéficiaires en sont principalement les classes moyennes. Surtout, il montre que même lorsque les « capitalistes » en bénéficient (comme dans le cas de l’avoir fiscal et de la taxation forfaitaire des plus-values), l’importance de ces avantages comme celle de la fraude fiscale sont d’un ordre de grandeur beaucoup plus faible que ce qui serait nécessaire pour que les grandes caractéristiques des inégalités mises en évidence dans les chapitres précédents soient mises en doute.
Enfin, un dernier chapitre tente une synthèse des données disponibles sur l’évolution des inégalités en France au XIXe siècle et propose une comparaison entre la France et les expériences étrangères. L’auteur montre que l’évolution suivie en France ne diffère sans doute guère de celles qu’ont connues les autres pays, même si les évolutions de moyen terme sont parfois sensiblement différentes. En particulier, le rôle majeur  dans l’évolution des inégalités d'une part des chocs subis par les revenus du capital, d'autre part de la redistribution fiscale, semble un phénomène général. En outre, une relecture des travaux existants et une étude rapide des statistiques de la personnelle mobilière et de la contribution foncière l’amènent à suggérer que les inégalités n’avaient d’ailleurs pas commencé à diminuer au XIXe siècle.
Ceci conduit l’auteur à remettre en cause la « courbe de Kuznets » et l’affirmation selon laquelle une tendance "naturelle" conduirait à la baisse des inégalités dans les économies développées, au profit d'une vision plus politique dans laquelle ce sont les choix faits pour financer guerres et reconstructions, et plus encore les choix fiscaux volontairement redistributifs qui déterminent l’évolution des inégalités. L’auteur conclut avec Keynes sur l’utilité d’une redistribution des patrimoines qui éviterait au capitalisme de se figer dans un fonctionnement de type rentier.

Enfin, l’ouvrage est complété par des annexes extrêmement riches (dont on remercie l’éditeur comme l’auteur) qui contiennent en principe toutes les informations et tous les calculs intermédiaires nécessaires pour obtenir les estimations finales de la distribution des revenus (la méthode permettant de passer des classes de revenus des statistiques publiées aux quantiles de la distribution via l’utilisation de la loi de Pareto est ainsi exposée très clairement dans l’annexe B). Ce choix de présentation allège le texte et facilite la lecture : les tableaux sont largement reportés en annexes, tandis que le texte comporte un très grand nombre de graphiques (49 dans le texte, contre 8 tableaux, mais 115 tableaux en annexes). Les annexes contiennent également une discussion précise des sources, et des comparaisons avec les travaux antérieurs.

L’ensemble de l’ouvrage appelle quelques remarques d’ordre général. En premier lieu cette étude plaide vigoureusement et efficacement pour un usage plus systématique des statistiques administratives et des sources imprimées par les historiens. L’auteur montre que ses sources principales (les publications des déclarations de revenus, des déclarations de salaires, et accessoirement des déclarations de successions, mais aussi les codes fiscaux) présentent des avantages d’exhaustivité et de continuité qui les rendent irremplaçables, et s’étonne qu’elles n’aient jamais fait l’objet d’une utilisation sérieuse. On notera d’ailleurs que les statistiques anciennes sont souvent meilleures et plus disponibles que les plus récentes. Les statistiques administratives  permettent par exemple par leur exhaustivité d’éviter des erreurs majeures auxquelles sont fréquemment ceux qui étudient les inégalités, en particulier les transformations structurelles des catégories étudiées. Comme l’auteur le souligne dans son chapitre sur les salaires, comparer (comme le firent J. Fourastié et bien d’autres) l’évolution des salaires de catégories données ne donne qu’une vue biaisée des inégalités : des catégories entières ont disparu ou sont apparues, ce qui rend une étude basée sur des catégories sociales difficile.
Si l’on doit suivre ainsi l’auteur dans son souci de donner une base objective (la répartition par quantiles fixes des revenus) à son étude, on pourrait lui objecter le rôle important des catégories sociales dans les représentations concrètes des inégalités. On sait en effet par exemple que si la multiplication des cadres fait que les inégalités augmentent en leur sein à mesure qu’elles diminuent avec les catégories voisines, il n’en reste pas moins que l’accès à une telle catégorie est souvent vécue comme valorisante indépendamment du revenu qu’il confère. On se gardera toutefois d'attribuer trop vite une approche rigide et naïve à l'auteur. Celui-ci fait en effet un effort permanent pour donner un véritable ancrage social et historique à son étude. En premier lieu, il montre que les catégories statistiques qu'il distingue ne se différencient pas seulement par le montant mais bien par le type de revenu (salarial, mixte ou capitaliste) qu'elles perçoivent. Il montre ensuite que ces catégories peuvent se rattacher à des représentations sociales classiques, présentes dans le discours politique tout au long de la période (celles de classes moyennes, de classes supérieures, voire les 200 familles), non seulement il écarte l’accusation d’abstraction par rapport à la société concrète, mais il déplace le fondement des inégalités depuis les oppositions qui dominaient l’historiographie (entre indépendants et salariés ou entre ruraux et urbains) vers une réhabilitation de l’opposition entre capitalistes et travailleurs.
Enfin, son analyse de la législation fiscale et de l'impact de la fiscalité confirme l'ancrage social et politique de cette analyse en soulignant le caractère essentiel des représentations des inégalités légitimes et illégitimes à la fois dans l’observation statistique de l’inégalité et dans les choix de politique fiscale. Ainsi, une dimension importante de sa thèse est la domination depuis 1945 d’une représentation de la société comme fondamentalement égalitaire (par exemple à travers les nomenclatures socio-professionnelles), qui conduit à masquer dans les statistiques publiées l’existence des très hauts revenus (salariaux comme financiers) même si la fiscalité tente encore de frapper les hauts revenus du capital.
C'est donc bien une proposition originale de caractère méthodologique qui émerge de cet ouvrage, proposition à double tranchant : si la compréhension du social est fortement enrichie par la recherche de l'exhaustivité et de la rigueur statistique qui constituent les avantages comparatifs des économistes, ces outils ne peuvent suffire à garantir l'ancrage de cette compréhension dans la réalité sociale, mais doivent bien être reconstruits à chaque usage spécifique dans un dialogue avec les autres disciplines des sciences sociales.

Malgré ses grandes qualités et la force de ces différentes propositions, cet ouvrage suscite quelques réserves. En premier lieu, il repose sur une conception qui reste largement unidimensionnelle des inégalités : le revenu (ou le patrimoine) en est la seule dimension étudiée, alors qu'on sait le rôle d'autres dimensions dans la construction des inégalités sociales. Certes, le revenu est une dimension importante, et on a vu comment l'auteur se souciait de relier revenu et catégorie sociale. On aurait néanmoins aimé que soient au moins envisagées plusieurs questions qui pourraient conduire à une vision différente des inégalités de revenu :  ainsi, si l’auteur précise que les différences entre le foyer fiscal et le ménage ou l’individu ont évolué de manière similaire dans les différentes tranches de revenu, il n'étudie pas les inégalités entre foyers de structures familiales données. D'autres questions restent en suspens : comment considérer l’impact du vieillissement de la population ou de l’allongement des études sur les inégalités et sur leur perception ? Les phénomènes de cycle de vie, qui conduisent parfois un individu à passer par plusieurs positions dans la distribution des revenus, ne sont pas envisagés (peut-être du fait de leur caractère négligeable concernant les hauts revenus, mais encore faudrait-il étudier les mouvements au sein du dernier décile). De même, la dimension spatiale des inégalités est totalement négligée alors qu’on sait quelle importance elle peut avoir dans la perception réelle de l’inégalité mais aussi dans la détermination de la politique fiscale. Dans une moindre mesure, puisque l’auteur le mentionne pp.86-7 et p. 130, le lien entre revenu et pouvoir d’achat est peu appréhendé dans son impact sur les inégalités : sait-on dans quelle mesure la surconsommation de services par les hauts revenus réduit les inégalités au cours du siècle à mesure de la hausse du prix relatif des services ?
Plus profondément peut-être, on peut regretter deux lacunes qui peuvent affecter la représentation globale des inégalités. En premier lieu, aucune véritable explication n'est proposée de la stabilité des inégalités salariales, l’un des faits majeurs démontrés dans cet ouvrage, alors que l'on connaît le caractère radical des transformations de l’éducation au 20e siècle et la dimension essentielle (au moins dans les représentations) de politique distributive de l'offre d'éducation et de sa gratuité. D'autre part, le renouvellement de la catégorie des détenteurs du capital (et plus largement des catégories les plus riches) n'est pas mesuré alors qu'une partie des conclusions se fonde sur l'hypothèse qu'il est faible et qu'une caste de rentiers accapare une proportion croissante des revenus sans jouer un rôle économique à leur mesure, voire que leur taxation est aisée et sans conséquences économiques.

En concentrant son argumentation sur un point affirmé comme essentiel, le rôle des revenus du capital, cet ouvrage conduit donc, et ce n'est peut-être pas son moindre mérite, à suggérer de remettre les inégalités à l'agenda de la recherche, à reprendre celles des questions qu'il laisse en suspens, et à rediscuter les points d'ombre de sa démonstration. Il propose à cet effet une méthode dont on peut espérer qu'elle sera, elle aussi, méditée et discutée.