Compte rendu par Pierre-Cyrille Hautcoeur,
Université d'Orléans et DELTA, paru dans Annales,
histoire, sciences sociales, 1998 n° 3.
Cet ouvrage présente deux intérêts. D’une part,
il fournit pour la premiere fois au lecteur non flamingant une synthèse
des travaux menés depuis les années 1970 sur l’industrie
cotonnière de Gand, la principale de Belgique et l’une des plus
importantes d’Europe au XIXe siècle. D’autre part, il examine en
détail la détermination des salaires dans l’usine Voortman,
l’une des plus grandes sociétés de cette industrie. Ces deux
aspects de l’ouvrage sont fortement reliés par sa thèse principale,
qui affirme qu’une politique de bas salaires, systématisée
à l’extrême chez Voortman, fut au coeur du développement
de l’industrie textile belge jusqu’à 1914.
L’organisation de l’ouvrage découle de ce double aspect et de
cette ambition de faire de Voortman un cas typique quoique non représentatif.
Un premier chapitre explique comment l’industrie cotonnière gantoise,
limitée à l’impression de cotonnades au XVIIIe siècle,
bénéficie des guerres de la Révolution et de l’Empire
qui excluent la concurrence anglaise, puis du marché colonial hollandais
jusqu’à 1830. Filature mécanisée et tissage (surtout
rural) se développent alors rapidement. Après 1830 puis après
1870, la concurrence internationale entraîne des restructurations,
passant par de forts investissements. Durant l’ensemble de la période,
l’industrie cotonière belge se caractérise par une spécialisation
dans les produits de qualité médiocre, pour lesquels la compétitivité
prix est essentielle.
Le deuxième chapitre présente l’histoire de l’usine Voortman
en la comparant systématiquement aux autres entreprises de la ville,
du pays et même étrangères (une méthode poursuivie
avec une extrême rigueur tout au long de l’ouvrage, qui montre chez
l’auteur une grande maîtrise de l’historiographie, surtout anglo-saxonne,
et lui permet de relier en permanence l’aspect monographique et l’aspect
synthétique de l’ouvrage). La conjoncture que connaît Voortman
apparaît à la fois comme déduite des contraintes du
marché et de contraintes ou de choix spécifiques : contraintes
financières, car la volonté de maintenir le contrôle
familial exclut un véritable recours au financement externe, rendant
l’entreprise sensible à des événements familiaux;
choix d’investissement dans les technologies anglaises les plus récentes
et d’intégration verticale de l’impression vers le tissage et la
filature qui vers 1825 donnent un net avantage concurrentiel à Voortman
et en font la principale entreprise de Gand, puis à la fin du siècle
lui rendent une partie de son lustre. Combinés, ces deux degrés
d’autonomie expliquent aussi les reculs relatifs de Voortman quand son
avance technologique s’érode sans que les profits accumulées
permettent de reprendre l’investissement, soit entre 1850 et 1880 puis
après 1900. La description de la conjoncture insiste sur la coïncidence
entre modernisation technologique, pression sur les salaires et les conditions
de travail, et conflits sociaux dans l’entreprise, ce qui introduit aux
thèmes développés par la suite.
Les trois chapitres suivants se concentrent sur la thèse de
l’ouvrage en étudiant l’histoire des salaires chez Voortman. L’auteur
montre ainsi que la politique d’emploi est asservie à la minimisation
des coûts salariaux (ch. 3 : women, men and young people at Voortman),
que l’organisation du travail et de sa rétribution tendent au même
but (ch. 4 : wages as a cost of production), et que l’adaptation des ouvriers
et de leur famille à cette stratégie conduit à la
reproduire et non à l’affaiblir (ch. 5 : wages as an income).
Le fait que Voortman emploie plus de femmes et d’adolescents est un
élément d’une politique tendant à imposer des salaires
plus bas que dans les entreprises similaires de Gand. La concurrence de
ces salariés bon marché impose aux hommes eux-mêmes
d’accepter des bas salaires et de limiter leurs protestations. Cette politique
d’emploi est cohérente avec l’absence de visées paternalistes
chez Voortman (une famille politiquement libérale et non catholique),
comme avec ses choix d’investissements, spécialement une production
intégrée rendant coûteuse la délocalisation
de la production vers les zones rurales à bas salaires pratiquée
par les concurrents). Cette politique est rentable car le statut de revenu
complémentaire des salaires des femmes et des enfants permet de
les rétribuer en dessous de leur productivité marginale.
L’abondance de l’offre de travail dans la région suffit à
compenser la fuite rapide (et permanente au long du siècle) des
salariés de Voortman vers des employeurs plus généreux.
Pour l’auteur, la politique de bas salaires de Voortman ne résulte
pas de choix technologiques ou de sa spécialisation, mais représente
un but en soi, directement lié à la profitabilité
dans l’esprit des dirigeants de l’entreprise. Tout est bon pour diminuer
les salaires. Ainsi, lorsque l’entreprise ferme pendant plusieurs mois
en 1830-1832 (pour des raisons plus politiques qu’économiques),
elle profite de sa réouverture pour diminuer les salaires dans son
activité de tissage (en particulier en substituant des femmes aux
hommes). De même, la restructuration et les investissements des années
1880 permettent de diminuer les salaires dans la filature (les enfants
plus encore que les femmes prenant ici la place des hommes). De manière
plus continue, Voortman tente de diminuer les salaires effectifs en augmentant
le nombre d’heures travaillées, en payant successivement à
la journée, à l’heure puis à la pièce, en différenciant
fortement les salaires entre ouvriers même à activité
identique (ce qui crée des conflits freinant les coalitions contre
l’employeur), et enfin par une surveillance et un système de bonus
et d’amendes poussés jusqu’à la démission des ouvriers
récalcitrants. Par ses moyens, classiques mais rarement aussi systématiquement
réunis, Voortman obtient des coûts salariaux exceptionnellement
bas et même décroissants (15% environ des coûts de production
à la fin du siècle).
Comment les ouvriers réagissent-ils à cette politique
? Souvent par un séjour court dans l’entreprise ; rarement par le
conflit ouvert, probablement du fait de ce turnover élevé
et de la faible proportion d’hommes (aucune grève n’a lieu de 1840
à 1894) ; surtout par la mise au travail de plus en plus fréquente
de tous les membres de la famille pour augmenter le revenu familial. Dans
les pires périodes (les années 1840), le retour au vieux
régime de pain et de pommes de terre s’impose.
Ce résumé ne peut rendre compte de la richesse d’un ouvrage
qui réside spécialement dans l’utilisation d’une source très
abondante pour l’analyse exceptionnellement précise de phénomènes
dont l’existence est par ailleurs connue. Peu d’archives d’entreprises
fournissent un tel luxe de détail sur les salaires, les occupations
et les familles des ouvriers, et rares sont les régions permettant
des comparaisons aussi précises entre entreprises (les annexes,
déjà riches, ne donnent qu’une faible idée des données
utilisées). Peut on conclure que cet ouvrage réussit la synthèse
de l’histoire économique et de l’histoire sociale qu’il annonce
en introduction ? De fait, nombre de questions relevant ordinairement de
ces champs séparés sont ici remarquablement articulées.
Pourtant, l’historien économiste reste en partie insatisfait. En
particulier, une nette asymétrie demeure entre le traitement des
salaires comme revenus et comme coûts. Dans le premier cas, l’ouvrage
apporte des éléments exceptionnellement précis au
vieux débat sur le niveau de vie durant la révolution industrielle.
Les données réunies permettent de tenir compte de la quasi-totalité
des critiques habituellement soulevées contre les indices de salaires,
aboutissant à d’excellents indices non seulement de salaires réels
(par rapport aux prix locaux), mais aussi de niveau de vie des familles
(en tenant compte de la qualité de l’habitat et de la nourriture.
On regrette seulement que des données si abondantes n’aient pas
donné lieu à des analyses plus précises des comportements
des ouvriers face aux variations de salaires.
Les salaires comme coûts sont analysés longuement mais
sans cadre analytique précis, ce qui nuit à l’interprétation.
L’évolution des salaires est trop peu reliée à celle
des prix de vente, des prix des investissements et de la productivité
(qui sont presque absents); les profits sont mesurés d’une manière
assez peu claire (cf. les indications p.81 sur les amortissements, et p.82
sur le taux de profit par rapport aux ventes; l’appendice 3, dans lequel
le profit n’est pas égal à la différence entre ventes
et coûts de production, est aussi enigmatique), alors que les données
disponibles permettraient, semble-t-il, de mieux comprendre les comportements
considérés.
Deux intreprétations pouraient être données de
la lenteur de la hausse des salaires chez Voortman comme en Belgique. Une
première serait une exploitation réussie des travailleurs
(un terme que l’auteur n’emploie qu’à l’occasion). Mais il faudrait
montrer des taux de profits très élevés et les freins
à la concurrence sur le marché du travail. Une autre interprétation
serait centrée sur les phénomènes d’apprentissage.
Si les ouvriers ne démissionnent pas plus vite de chez Voortman,
ne serait-ce pas parce que leur productivité est faible lors de
leur embauche (l’ouvrage n’étudie hélas pas leur qualification
ou leur expérience), de sorte qu’ils ne trouvent mieux ailleurs
qu’une fois un apprentissage minimal effectué? Voortman assurerait
cette formation initiale (même sans le vouloir), tandis que ses concurrents
paieraient mieux des salariés plus habiles. La différenciation
des salaires chez Voortman pourrait alors servir à fidéliser
les rares salariés expérimentés nécessaires.
On peut imaginer alors l’existence chez Voortman, et probablement en Belgique,
de systèmes productifs stables dans lesquels une faible productivité
est compensée par de bas salaires, permettant une compétitivité
internationale identique. Au niveau du pays, les bas salaires résulteraient
du cercle vicieux entre absence d’apprentissage préalable et bas
salaires imposant le travail des enfants. Chez Voortman, ceci serait renforcé
par le recrutement de salariés jeunes et inexpérimentés.
On remarquera que c’est seulement dans la mesure où ces systèmes
ne dépendraient pas de l’existence (affirmée par l’auteur)
d’une réserve de travailleurs non qualifiés mais où
ils contribueraient à cette déqualification qu’ils pourraient
durablement affecter la croissance du pays.