Peter Scholliers, Wages, Manufacturers and Workers in the Nineteenth-Century Factory; The voortman Cotton Mill in Ghent, Oxford & Washington D.C., Berg publishers, 1996, 256p., bibliographie, index.
 
 

Compte rendu par Pierre-Cyrille Hautcoeur, Université d'Orléans et DELTA, paru dans Annales, histoire, sciences sociales, 1998 n° 3.
 

Cet ouvrage présente deux intérêts. D’une part, il fournit pour la premiere fois au lecteur non flamingant une synthèse des travaux menés depuis les années 1970 sur l’industrie cotonnière de Gand, la principale de Belgique et l’une des plus importantes d’Europe au XIXe siècle. D’autre part, il examine en détail la détermination des salaires dans l’usine Voortman, l’une des plus grandes sociétés de cette industrie. Ces deux aspects de l’ouvrage sont fortement reliés par sa thèse principale, qui affirme qu’une politique de bas salaires, systématisée à l’extrême chez Voortman, fut au coeur du développement de l’industrie textile belge jusqu’à 1914.
L’organisation de l’ouvrage découle de ce double aspect et de cette ambition de faire de Voortman un cas typique quoique non représentatif. Un premier chapitre explique comment l’industrie cotonnière gantoise, limitée à l’impression de cotonnades au XVIIIe siècle, bénéficie des guerres de la Révolution et de l’Empire qui excluent la concurrence anglaise, puis du marché colonial hollandais jusqu’à 1830. Filature mécanisée et tissage (surtout rural) se développent alors rapidement. Après 1830 puis après 1870, la concurrence internationale entraîne des restructurations, passant par de forts investissements. Durant l’ensemble de la période, l’industrie cotonière belge se caractérise par une spécialisation dans les produits de qualité médiocre, pour lesquels la compétitivité prix est essentielle.
Le deuxième chapitre présente l’histoire de l’usine Voortman en la comparant systématiquement aux autres entreprises de la ville, du pays et même étrangères (une méthode poursuivie avec une extrême rigueur tout au long de l’ouvrage, qui montre chez l’auteur une grande maîtrise de l’historiographie, surtout anglo-saxonne, et lui permet de relier en permanence l’aspect monographique et l’aspect synthétique de l’ouvrage). La conjoncture que connaît Voortman apparaît à la fois comme déduite des contraintes du marché et de contraintes ou de choix spécifiques : contraintes financières, car la volonté de maintenir le contrôle familial exclut un véritable recours au financement externe, rendant l’entreprise sensible à des événements familiaux; choix d’investissement dans les technologies anglaises les plus récentes et d’intégration verticale de l’impression vers le tissage et la filature qui vers 1825 donnent un net avantage concurrentiel à Voortman et en font la principale entreprise de Gand, puis à la fin du siècle lui rendent une partie de son lustre. Combinés, ces deux degrés d’autonomie expliquent aussi les reculs relatifs de Voortman quand son avance technologique s’érode sans que les profits accumulées permettent de reprendre l’investissement, soit entre 1850 et 1880 puis après 1900. La description de la conjoncture insiste sur la coïncidence entre modernisation technologique, pression sur les salaires et les conditions de travail, et conflits sociaux dans l’entreprise, ce qui introduit aux thèmes développés par la suite.
Les trois chapitres suivants se concentrent sur la thèse de l’ouvrage en étudiant l’histoire des salaires chez Voortman. L’auteur montre ainsi que la politique d’emploi est asservie à la minimisation des coûts salariaux (ch. 3 : women, men and young people at Voortman), que l’organisation du travail et de sa rétribution tendent au même but (ch. 4 : wages as a cost of production), et que l’adaptation des ouvriers et de leur famille à cette stratégie conduit à la reproduire et non à l’affaiblir (ch. 5 : wages as an income).
Le fait que Voortman emploie plus de femmes et d’adolescents est un élément d’une politique tendant à imposer des salaires plus bas que dans les entreprises similaires de Gand. La concurrence de ces salariés bon marché impose aux hommes eux-mêmes d’accepter des bas salaires et de limiter leurs protestations. Cette politique d’emploi est cohérente avec l’absence de visées paternalistes chez Voortman (une famille politiquement libérale et non catholique), comme avec ses choix d’investissements, spécialement une production intégrée rendant coûteuse la délocalisation de la production vers les zones rurales à bas salaires pratiquée par les concurrents). Cette politique est rentable car le statut de revenu complémentaire des salaires des femmes et des enfants permet de les rétribuer en dessous de leur productivité marginale. L’abondance de l’offre de travail dans la région suffit à compenser la fuite rapide (et permanente au long du siècle) des salariés de Voortman vers des employeurs plus généreux.
Pour l’auteur, la politique de bas salaires de Voortman ne résulte pas de choix technologiques ou de sa spécialisation, mais représente un but en soi, directement lié à la profitabilité dans l’esprit des dirigeants de l’entreprise. Tout est bon pour diminuer les salaires. Ainsi, lorsque l’entreprise ferme pendant plusieurs mois en 1830-1832 (pour des raisons plus politiques qu’économiques), elle profite de sa réouverture pour diminuer les salaires dans son activité de tissage (en particulier en substituant des femmes aux hommes). De même, la restructuration et les investissements des années 1880 permettent de diminuer les salaires dans la filature (les enfants plus encore que les femmes prenant ici la place des hommes). De manière plus continue, Voortman tente de diminuer les salaires effectifs en augmentant le nombre d’heures travaillées, en payant successivement à la journée, à l’heure puis à la pièce, en différenciant fortement les salaires entre ouvriers même à activité identique (ce qui crée des conflits freinant les coalitions contre l’employeur), et enfin par une surveillance et un système de bonus et d’amendes poussés jusqu’à la démission des ouvriers récalcitrants. Par ses moyens, classiques mais rarement aussi systématiquement réunis, Voortman obtient des coûts salariaux exceptionnellement bas et même décroissants (15% environ des coûts de production à la fin du siècle).
Comment les ouvriers réagissent-ils à cette politique ? Souvent par un séjour court dans l’entreprise ; rarement par le conflit ouvert, probablement du fait de ce turnover élevé et de la faible proportion d’hommes (aucune grève n’a lieu de 1840 à 1894) ; surtout par la mise au travail de plus en plus fréquente de tous les membres de la famille pour augmenter le revenu familial. Dans les pires périodes (les années 1840), le retour au vieux régime de pain et de pommes de terre s’impose.
Ce résumé ne peut rendre compte de la richesse d’un ouvrage qui réside spécialement dans l’utilisation d’une source très abondante pour l’analyse exceptionnellement précise de phénomènes dont l’existence est par ailleurs connue. Peu d’archives d’entreprises fournissent un tel luxe de détail sur les salaires, les occupations et les familles des ouvriers, et rares sont les régions permettant des comparaisons aussi précises entre entreprises (les annexes, déjà riches, ne donnent qu’une faible idée des données utilisées). Peut on conclure que cet ouvrage réussit la synthèse de l’histoire économique et de l’histoire sociale qu’il annonce en introduction ? De fait, nombre de questions relevant ordinairement de ces champs séparés sont ici remarquablement articulées. Pourtant, l’historien économiste reste en partie insatisfait. En particulier, une nette asymétrie demeure entre le traitement des salaires comme revenus et comme coûts. Dans le premier cas, l’ouvrage apporte des éléments exceptionnellement précis au vieux débat sur le niveau de vie durant la révolution industrielle. Les données réunies permettent de tenir compte de la quasi-totalité des critiques habituellement soulevées contre les indices de salaires, aboutissant à d’excellents indices non seulement de salaires réels (par rapport aux prix locaux), mais aussi de niveau de vie des familles (en tenant compte de la qualité de l’habitat et de la nourriture. On regrette seulement que des données si abondantes n’aient pas donné lieu à des analyses plus précises des comportements des ouvriers face aux variations de salaires.
Les salaires comme coûts sont analysés longuement mais sans cadre analytique précis, ce qui nuit à l’interprétation. L’évolution des salaires est trop peu reliée à celle des prix de vente, des prix des investissements et de la productivité (qui sont presque absents); les profits sont mesurés d’une manière assez peu claire (cf. les indications p.81 sur les amortissements, et p.82 sur le taux de profit par rapport aux ventes; l’appendice 3, dans lequel le profit n’est pas égal à la différence entre ventes et coûts de production, est aussi enigmatique), alors que les données disponibles permettraient, semble-t-il, de mieux comprendre les comportements considérés.
Deux intreprétations pouraient être données de la lenteur de la hausse des salaires chez Voortman comme en Belgique. Une première serait une exploitation réussie des travailleurs (un terme que l’auteur n’emploie qu’à l’occasion). Mais il faudrait montrer des taux de profits très élevés et les freins à la concurrence sur le marché du travail. Une autre interprétation serait centrée sur les phénomènes d’apprentissage. Si les ouvriers ne démissionnent pas plus vite de chez Voortman, ne serait-ce pas parce que leur productivité est faible lors de leur embauche (l’ouvrage n’étudie hélas pas leur qualification ou leur expérience), de sorte qu’ils ne trouvent mieux ailleurs qu’une fois un apprentissage minimal effectué? Voortman assurerait cette formation initiale (même sans le vouloir), tandis que ses concurrents paieraient mieux des salariés plus habiles. La différenciation des salaires chez Voortman pourrait alors servir à fidéliser les rares salariés expérimentés nécessaires. On peut imaginer alors l’existence chez Voortman, et probablement en Belgique, de systèmes productifs stables dans lesquels une faible productivité est compensée par de bas salaires, permettant une compétitivité internationale identique. Au niveau du pays, les bas salaires résulteraient du cercle vicieux entre absence d’apprentissage préalable et bas salaires imposant le travail des enfants. Chez Voortman, ceci serait renforcé par le recrutement de salariés jeunes et inexpérimentés. On remarquera que c’est seulement dans la mesure où ces systèmes ne dépendraient pas de l’existence (affirmée par l’auteur) d’une réserve de travailleurs non qualifiés mais où ils contribueraient à cette déqualification qu’ils pourraient durablement affecter la croissance du pays.