Peter Scholliers et Vera Zamagni (eds), Labour’s Reward. Real wages and economic change in 19th- and 20th-century Europe, Aldershot: Edward Elgar, 1995, 300 p., bibliographie, index.
 

Compte rendu par Pierre-Cyrille Hautcoeur, Université d'Orléans et DELTA, paru dans Annales, histoire, sciences sociales, 1998 n° 3.
 

Cet ouvrage reprend les travaux présentés lors d’une conférence tenue en 1993 au centre de Bellagio de la fondation Rockefeller. Il présente des travaux portant sur trois thèmes et dix pays européens pour des périodes toutes inclues entre 1780 et 1993 et comprenant en général les années 1860-1939. Le premier thème concerne les salaires et revenus à l’échelle de l’ensemble de l’économie; il est traité dans les articles sur la Grande-Bretagne (par Ch. Feinstein), l’Allemagne (R. Hohls), la Norvège (F. Hodne, O. Grytten et J. Alme) et la Yougoslavie (M. Palairet). le deuxième thème porte sur les salaires industriels ou urbains ; il comporte des articles sur la Turquie (S. Pamuk), la Belgique (P. Scholliers), les Pays-Bas (A. Vermaas) et la Suède (J. Björklund et H. Stenlund). Enfin deux études sur la dispersion interrégionale des salaires en France (P. Sicsic) et en Espagne (J. Simpson) forment un troisième thème. Une introduction des directeurs présente les ambitions de l’ouvrage.
Celles-ci consistent à fournir les matériaux nécessaires à une comparaison internationale quantitative des salaires réels, en publiant pour chacun des principaux pays européens des séries comparables de salaires et de coût de la vie au niveau national et à celui des principales activités. La continuité est claire par rapport au programme annoncé par V. Zamagni dans sa contribution au précédent ouvrage dirigé par P. Scholliers (Real Wages in 19th and 20th Century Europe, New-York, Berg, 1989), dans lequel elle écrivait que la coordination de travaux utilisant la même méthodologie dans les différents pays était l’étape suivante à réaliser, préalablement à toute comparaison internationale. L’absence ici d’articles directement comparatifs, toute frustrante qu’elle soit, est cohérente avec cette stratégie.
De fait, la plupart des articles sont consacrés à la présentation de nouvelles séries temporelles de salaires et de coût de la vie construites par les auteurs (la France et l’Espagne font partiellement exception), un effort particulier étant fait pour expliquer les méthodes employées (ainsi que, probablement, pour les aligner sur un modèle général). Un substantiel appendice statistique fournit l’essentiel des données pour tous les pays étudiés (à l’exception de la Turquie, à laquelle l’Italie se substitue ici grâce à V. Zamagni). En particulier, sont réunies des séries de salaires nominaux et réels par secteur d’activité pour plusieurs pays (Belgique, Allemagne, Italie, Norvège, Suède et Royaume-Uni). On notera en passant que toutes les séries présentées ne sont pas neuves (de sorte que le spécialiste les connaît en général déjà), et que leur présentation, globalement satisfaisante, n’est pas toujours parfaite: certaines indications de sources ne sont pas rapportées à des séries précises (ainsi p.238ss); au moins un tableau est repris à l’identique dans l’appendice et dans le texte (p.66 et 248); dans le texte enfin, l’utilisation d’échelles logarithmiques aurait permis de rendre de nombreux graphiques plus lisibles, en particulier pour la comparaison intertemporelle des taux de croissance.
La masse de chiffres ainsi fournie garantit à l’ouvrage un succès auprès des chercheurs qui en sont les plus avides (même si pour cet usage, un site web aurait été plus efficace, en permettant de récupérer informatiquement les séries en question avec des descriptifs éventuellement plus détaillés qu’ici). Malheureusement, ceci risque de conduire à des comparaisons peu valides dans la mesure où, comme le soulignent les deux directeurs eux-mêmes dans l’introduction, l’effort d’homogénéisation réalisé est encore très insuffisant. De fait, une lecture attentive des méthodes développées dans les articles qui suivent montre qu’ils traitent de manières différentes des sujets en partie différents, restant largement nationaux par la manière d’aborder le sujet comme par les questions posées (sans parler des différences dans l’état des recherches, qui font que peu de thèmes peuvent donner lieu à comparaison entre les pays les plus étudiés et la Turquie ou la Yougoslavie).
Le résultat semble ainsi une cote mal taillée: d’un côté, les efforts d’homogénéisation brouillent nombre de spécificités des différents pays en matière de travail, de salaires et de formation des prix. D’autre part ces efforts ne sont pas suffisants pour permettre une véritable comparaison. Enfin, les différents articles sont suffisamment concentrés sur les problèmes méthodologiques pour présenter peu d’intérêt analytique par eux-mêmes. L’exemple extrême est l’article sur la Grande-Bretagne, un modèle d’utilisation systématique et précautionneuse des connaissances accumulées depuis un siècle (spécialement par l’auteur) sur les salaires et les prix, mais dans lequel aucune analyse causale ou explicative n’est avancée, même s’il conclut à la nécessité de revenir à une vision pessimiste de l’évolution des salaires réels durant la révolution industrielle.
Tous les articles ne sont pas comparables sur ce point. Ainsi, l’article sur la France ne se contente pas de présenter des séries, mais les organise en fonction d’une thèse. Il montre que la dispersion des salaires des maçons, des terrassiers et des ouvriers agricoles diminue durant la seconde moitié du XIXe siècle; en particulier, la prime reçue par les travailleurs parisiens diminue sensiblement. Cependant, s’il en conclut que la mobilité est en France plus importante qu’il n’a souvent été affirmé (en particulier, les salaires réels ne seraient pas plus dispersés qu’en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis à la même époque), l’auteur considère qussi que la lenteur de la convergence ne peut résulter que d’une tendance permanente à la différenciation des productivités. L’article sur l’Espagne pose les mêmes questions et y répond différemment puisque les différences de salaires entre zones rurales et urbaines ne semblent pas ici diminuer, ce qui traduirait un phénomène de développement séparé des différentes régions. Dans ces deux articles, et même si les questions posées mériteraient d’être élargies, on est reconnaissant aux auteurs de ne pas s’arrêter à la description de statistiques, et d’orienter celle-ci vers des questions explicites.
Malheureusement, il en est rarement de même ailleurs. Quand l’article sur l’Allemagne teste la convergence des salaires de différents groupes socio-professionnels, il ne la rattache pas suffisamment à une question explicite. D’autres se contentent de décrire leurs séries, en les rattachant à l’histoire générale de leur pays ou proposent des explications sans véritable argumentation. L’article sur la Belgique, qui présente de substantielles nouvelles séries de salaires et de coût de la vie, fournit des interprétations différentes de l’évolution du salaire réel selon les périodes sans les démontrer (sans doute faute d’espace). A l’extrême, l’article sur la Norvège montre que les salaires réels ont cru plus lentement que le revenu national avant 1939 et plus rapidement après, et l’explique en une ligne par l’arrivée au pouvoir  du parti travailliste. L’article sur les Pays-Bas fournit un grand nombre de séries nouvelles et s’intéresse à des questions aussi variées que les différences inter-régionales et inter-sectorielles, les liens entre salaires réels et take-off, se condamnant à un traitement rapide de chacune d’elles. Pour la Serbie et la Yougoslavie enfin, la période 1862-1914 est expédiée en 5 lignes, puis l’article se partage egalement entre 1914-1990 et 1990-1993 ! On conclut à l’excessive hétérogénéité d’un ensemble qui juxtapose des articles de recherche et des introductions générales n’ayant en commun que la présentation de statistiques finalement peu comparables.
On peut donc se demander si, à l’opposé de la stratégie poursuivie dans cet ouvrage, la comparaison internationale des salaires et des prix ne devrait pas être réalisée de manière plus décentralisée. En soi, on ne peut critiquer que la plupart des articles de cet ouvrage se consacrent surtout à la méthode utilisée pour la construction des séries. Mais ils le font sans expliquer quelles théories des salaires ils ont à l’esprit pour cette construction, c’est-à-dire à quelles questions ils veulent pouvoir répondre. Malheureusement, les séries nécessaires sont en général différentes selon les questions posées, ce qui explique la non-comparabilité des séries sans qu’elle soit acceptée pour autant. La pierre d’achoppement de l’ouvrage est la “tentation de la pierre philosophale”, c’est-à-dire de l’existence d’une statistique parfaite, au pouvoir explicatif immense. Certes, des progrès sont réalisés par rapport au débat sur le niveau de vie en Grande-Bretagne: on trouve ici des données partiellement désagrégées, par métiers ou par régions (même si la seule question qui semble légitime pour justifier cette tentative est celle de la convergence: toujours la tentation de la réduction à l’unique). Ne serait-il pas préférable de diffuser les données primaires (les moyens de communication actuels le permettent) et de laisser émerger des comparaisons partielles, focalisées sur des questions précises ? On ne saurait certes dénier toute utilité, pour certaines questions, à la tentative proposée ici de calculer un petit nombre d’indices de salaires annuels tenant compte du chômage, des paiements en nature, des retenues pour amendes ou consommation intermédiaires, des prix de paniers de consommation changeants, etc. Mais on peut penser qu’une comparaison internationale a autant à gagner à connaître les différentes manières de rémunérer, les différences dans la répartition des tâches au sein des familles ou celles entre les formes de consommation, et qu’il serait bon de garder un peu de la diversité des données (sans parler de celle des problématiques, qui pourrait se réduire si un seul type de données devenait légitime).