Compte rendu par Pierre-Cyrille Hautcoeur,
Université d'Orléans et DELTA, paru dans Annales,
histoire, sciences sociales, 1998 n° 3.
Cet ouvrage reprend les travaux présentés lors d’une conférence
tenue en 1993 au centre de Bellagio de la fondation Rockefeller. Il présente
des travaux portant sur trois thèmes et dix pays européens
pour des périodes toutes inclues entre 1780 et 1993 et comprenant
en général les années 1860-1939. Le premier thème
concerne les salaires et revenus à l’échelle de l’ensemble
de l’économie; il est traité dans les articles sur la Grande-Bretagne
(par Ch. Feinstein), l’Allemagne (R. Hohls), la Norvège (F. Hodne,
O. Grytten et J. Alme) et la Yougoslavie (M. Palairet). le deuxième
thème porte sur les salaires industriels ou urbains ; il comporte
des articles sur la Turquie (S. Pamuk), la Belgique (P. Scholliers), les
Pays-Bas (A. Vermaas) et la Suède (J. Björklund et H. Stenlund).
Enfin deux études sur la dispersion interrégionale des salaires
en France (P. Sicsic) et en Espagne (J. Simpson) forment un troisième
thème. Une introduction des directeurs présente les ambitions
de l’ouvrage.
Celles-ci consistent à fournir les matériaux nécessaires
à une comparaison internationale quantitative des salaires réels,
en publiant pour chacun des principaux pays européens des séries
comparables de salaires et de coût de la vie au niveau national et
à celui des principales activités. La continuité est
claire par rapport au programme annoncé par V. Zamagni dans sa contribution
au précédent ouvrage dirigé par P. Scholliers (Real
Wages in 19th and 20th Century Europe, New-York, Berg, 1989), dans lequel
elle écrivait que la coordination de travaux utilisant la même
méthodologie dans les différents pays était l’étape
suivante à réaliser, préalablement à toute
comparaison internationale. L’absence ici d’articles directement comparatifs,
toute frustrante qu’elle soit, est cohérente avec cette stratégie.
De fait, la plupart des articles sont consacrés à la
présentation de nouvelles séries temporelles de salaires
et de coût de la vie construites par les auteurs (la France et l’Espagne
font partiellement exception), un effort particulier étant fait
pour expliquer les méthodes employées (ainsi que, probablement,
pour les aligner sur un modèle général). Un substantiel
appendice statistique fournit l’essentiel des données pour tous
les pays étudiés (à l’exception de la Turquie, à
laquelle l’Italie se substitue ici grâce à V. Zamagni). En
particulier, sont réunies des séries de salaires nominaux
et réels par secteur d’activité pour plusieurs pays (Belgique,
Allemagne, Italie, Norvège, Suède et Royaume-Uni). On notera
en passant que toutes les séries présentées ne sont
pas neuves (de sorte que le spécialiste les connaît en général
déjà), et que leur présentation, globalement satisfaisante,
n’est pas toujours parfaite: certaines indications de sources ne sont pas
rapportées à des séries précises (ainsi p.238ss);
au moins un tableau est repris à l’identique dans l’appendice et
dans le texte (p.66 et 248); dans le texte enfin, l’utilisation d’échelles
logarithmiques aurait permis de rendre de nombreux graphiques plus lisibles,
en particulier pour la comparaison intertemporelle des taux de croissance.
La masse de chiffres ainsi fournie garantit à l’ouvrage un succès
auprès des chercheurs qui en sont les plus avides (même si
pour cet usage, un site web aurait été plus efficace, en
permettant de récupérer informatiquement les séries
en question avec des descriptifs éventuellement plus détaillés
qu’ici). Malheureusement, ceci risque de conduire à des comparaisons
peu valides dans la mesure où, comme le soulignent les deux directeurs
eux-mêmes dans l’introduction, l’effort d’homogénéisation
réalisé est encore très insuffisant. De fait, une
lecture attentive des méthodes développées dans les
articles qui suivent montre qu’ils traitent de manières différentes
des sujets en partie différents, restant largement nationaux par
la manière d’aborder le sujet comme par les questions posées
(sans parler des différences dans l’état des recherches,
qui font que peu de thèmes peuvent donner lieu à comparaison
entre les pays les plus étudiés et la Turquie ou la Yougoslavie).
Le résultat semble ainsi une cote mal taillée: d’un côté,
les efforts d’homogénéisation brouillent nombre de spécificités
des différents pays en matière de travail, de salaires et
de formation des prix. D’autre part ces efforts ne sont pas suffisants
pour permettre une véritable comparaison. Enfin, les différents
articles sont suffisamment concentrés sur les problèmes méthodologiques
pour présenter peu d’intérêt analytique par eux-mêmes.
L’exemple extrême est l’article sur la Grande-Bretagne, un modèle
d’utilisation systématique et précautionneuse des connaissances
accumulées depuis un siècle (spécialement par l’auteur)
sur les salaires et les prix, mais dans lequel aucune analyse causale ou
explicative n’est avancée, même s’il conclut à la nécessité
de revenir à une vision pessimiste de l’évolution des salaires
réels durant la révolution industrielle.
Tous les articles ne sont pas comparables sur ce point. Ainsi, l’article
sur la France ne se contente pas de présenter des séries,
mais les organise en fonction d’une thèse. Il montre que la dispersion
des salaires des maçons, des terrassiers et des ouvriers agricoles
diminue durant la seconde moitié du XIXe siècle; en particulier,
la prime reçue par les travailleurs parisiens diminue sensiblement.
Cependant, s’il en conclut que la mobilité est en France plus importante
qu’il n’a souvent été affirmé (en particulier, les
salaires réels ne seraient pas plus dispersés qu’en Grande-Bretagne
ou aux Etats-Unis à la même époque), l’auteur considère
qussi que la lenteur de la convergence ne peut résulter que d’une
tendance permanente à la différenciation des productivités.
L’article sur l’Espagne pose les mêmes questions et y répond
différemment puisque les différences de salaires entre zones
rurales et urbaines ne semblent pas ici diminuer, ce qui traduirait un
phénomène de développement séparé des
différentes régions. Dans ces deux articles, et même
si les questions posées mériteraient d’être élargies,
on est reconnaissant aux auteurs de ne pas s’arrêter à la
description de statistiques, et d’orienter celle-ci vers des questions
explicites.
Malheureusement, il en est rarement de même ailleurs. Quand l’article
sur l’Allemagne teste la convergence des salaires de différents
groupes socio-professionnels, il ne la rattache pas suffisamment à
une question explicite. D’autres se contentent de décrire leurs
séries, en les rattachant à l’histoire générale
de leur pays ou proposent des explications sans véritable argumentation.
L’article sur la Belgique, qui présente de substantielles nouvelles
séries de salaires et de coût de la vie, fournit des interprétations
différentes de l’évolution du salaire réel selon les
périodes sans les démontrer (sans doute faute d’espace).
A l’extrême, l’article sur la Norvège montre que les salaires
réels ont cru plus lentement que le revenu national avant 1939 et
plus rapidement après, et l’explique en une ligne par l’arrivée
au pouvoir du parti travailliste. L’article sur les Pays-Bas fournit
un grand nombre de séries nouvelles et s’intéresse à
des questions aussi variées que les différences inter-régionales
et inter-sectorielles, les liens entre salaires réels et take-off,
se condamnant à un traitement rapide de chacune d’elles. Pour la
Serbie et la Yougoslavie enfin, la période 1862-1914 est expédiée
en 5 lignes, puis l’article se partage egalement entre 1914-1990 et 1990-1993
! On conclut à l’excessive hétérogénéité
d’un ensemble qui juxtapose des articles de recherche et des introductions
générales n’ayant en commun que la présentation de
statistiques finalement peu comparables.
On peut donc se demander si, à l’opposé de la stratégie
poursuivie dans cet ouvrage, la comparaison internationale des salaires
et des prix ne devrait pas être réalisée de manière
plus décentralisée. En soi, on ne peut critiquer que la plupart
des articles de cet ouvrage se consacrent surtout à la méthode
utilisée pour la construction des séries. Mais ils le font
sans expliquer quelles théories des salaires ils ont à l’esprit
pour cette construction, c’est-à-dire à quelles questions
ils veulent pouvoir répondre. Malheureusement, les séries
nécessaires sont en général différentes selon
les questions posées, ce qui explique la non-comparabilité
des séries sans qu’elle soit acceptée pour autant. La pierre
d’achoppement de l’ouvrage est la “tentation de la pierre philosophale”,
c’est-à-dire de l’existence d’une statistique parfaite, au pouvoir
explicatif immense. Certes, des progrès sont réalisés
par rapport au débat sur le niveau de vie en Grande-Bretagne: on
trouve ici des données partiellement désagrégées,
par métiers ou par régions (même si la seule question
qui semble légitime pour justifier cette tentative est celle de
la convergence: toujours la tentation de la réduction à l’unique).
Ne serait-il pas préférable de diffuser les données
primaires (les moyens de communication actuels le permettent) et de laisser
émerger des comparaisons partielles, focalisées sur des questions
précises ? On ne saurait certes dénier toute utilité,
pour certaines questions, à la tentative proposée ici de
calculer un petit nombre d’indices de salaires annuels tenant compte du
chômage, des paiements en nature, des retenues pour amendes ou consommation
intermédiaires, des prix de paniers de consommation changeants,
etc. Mais on peut penser qu’une comparaison internationale a autant à
gagner à connaître les différentes manières
de rémunérer, les différences dans la répartition
des tâches au sein des familles ou celles entre les formes de consommation,
et qu’il serait bon de garder un peu de la diversité des données
(sans parler de celle des problématiques, qui pourrait se réduire
si un seul type de données devenait légitime).